Bure – Déchets nucléaires enfouis pour l’éternité !

Jean-Pierre Simon pointe du doigt une ligne de broussailles, au loin. De ses terres, cet agriculteur céréalier peut voir le tracé de l’ancienne ligne de chemin de fer qui sera remise en service pour acheminer les déchets radioactifs, si le projet Cigéo est approuvé. Tout autour de son terrain situé dans les environs du village de Bure, dans la Meuse, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) a acquis quelque 3000 hectares de terres en vue de mener à bien son projet: enfouir à 500 mètres de profondeur, dans une roche argileuse, les déchets les plus radioactifs de France, et ceux qui le seront dans des centaines de milliers, voire des millions d’années… Puis sceller le site pour toujours.

Bure et ses quelque 90 habitants se retrouvent ainsi au cœur de l’un des projets nucléaires les plus ambitieux – et controversés – d’Europe: le centre industriel de stockage géologique (Cigéo). En 2000, l’Andra, qui le pilote, a installé un laboratoire de recherche à quelques kilomètres de l’endroit où pourrait être implanté le site de stockage, aux frontières de la Meuse et la Haute-Marne, pour y tester la roche.

Aujourd’hui, le projet est à un tournant, même s’il a été repoussé d’un an: la demande d’autorisation de création de Cigéo, qui devait être déposée en 2018, devrait l’être finalement un an plus tard. Jean-Pierre Simon le sait. “Ils sont en train de préparer leur dossier de validation. Les habitants du coin commencent à réagir, mais c’est déjà trop tard”. “Seul projet durable pour gérer les déchets les plus radioactifs” pour les uns, “Tchernobyl souterrain” ou “poubelle nucléaire” pour les autres… Depuis des décennies, Cigéo cristallise les tensions entre ses défenseurs et ses opposants.

Ce long format, réservé aux abonnés, vous propose de plonger avec nous, à 500 mètres sous terre, au cœur de l’impressionnant laboratoire de recherche qui mesure les risques radioactifs. Nous vous emmènerons aussi à la rencontre les riverains, tiraillés entre craintes et espoir d’une embellie économique pour une région sinistrée. Et derrière les barricades des opposants au projet, dans cette nouvelle “Zad”.

CIGÉO EN CHIFFRES

– 15 km2 de galeries seront creusés à 490 mètres sous terre.

– 80.0000 m3 de déchets seront entreposés. 

– 160 millions d’années: c’est l’âge de la couche d’argile dans laquelle seront stockés les déchets. Elle mesure 140 mètres d’épaisseur.

Bure : la LDH dénonce le «harcèlement» à l’encontre des opposants au projet Cigéo

La Ligue des droits de l’Homme a estimé jeudi 20 juin que le tribunal de Bar-Le-Duc devait être dessaisi des procédures lancées contre les opposants au projet d’enfouissement des déchets nucléaires à Bure.

La Ligue des droits de l’Homme (LDH) a estimé jeudi que le tribunal de Bar-Le-Duc devait être dessaisi des procédures lancées contre les opposants au projet d’enfouissement des déchets nucléaires à Bure, déplorant une «absence de sérénité» et l’attitude des magistrats lors des audiences.

Face aux interrogations sur le traitement judiciaire des militants antinucléaires à Bure (Meuse), site retenu pour un projet controversé d’enfouissement, la LDH avait sollicité de la part de la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH) l’envoi d’un observateur, l’avocat belge Jacques Englebert, à une audience le 5 février.

Dans un rapport publié jeudi et basé sur les observations de cet avocat, la LDH souligne notamment que le juge d’instruction chargé de l’enquête pour association de malfaiteurs, ouverte après de violents incidents ayant opposé des manifestants aux forces de l’ordre à l’été 2017, siégeait parfois en audience pour «juger d’autres prévenus accusés d’une autre partie des faits». Dans ce contexte, et compte tenu de l’«absence de sérénité» lors des audiences, la LDH estime que le tribunal correctionnel de Bar-le-Duc doit être dessaisi. L’ONG déplore aussi l’attitude du parquet «qui amène à s’interroger sur son impartialité». Elle dénonce également la «stratégie de provocation» du ministère public lors des audiences.


Vidéo issue du site de l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN).


Six questions autour du projet Cigéo

Le projet Cigéo concerne des déchets nucléaires bien spécifiques et répond à des objectifs précis. Six questions pour y voir plus clair :

1/Qu’est ce qu’un déchet radioactif ?

Il s’agit de toute substance issue de l’industrie nucléaire pour laquelle aucune réutilisation n’est prévue, et dont le niveau de radioactivité ne permet pas d’être rejetée sans contrôle. Ces déchets proviennent notamment des centrales nucléaires qui produisent l’électricité, du secteur de la recherche ou de celui de la défense. En France, environ 2 kg de déchets radioactifs sont produits par an et par habitant. Ils sont stockés en fonction de leur catégorie, déterminée en fonction de deux critères principaux: leur niveau de radioactivité et la durée pendant laquelle ils restent radioactifs.

2/ Quels types de déchets pourraient être stockés à Bure?

Deux types: les déchets de moyenne activité à vie longue (MA-VL) qui restent radioactifs très longtemps, et les déchets radioactifs à haute activité (HA). Ces derniers ne représentent que 0,2% de la totalité des déchets français produits, mais plus de 98% de leur radioactivité. Selon l’Andra, 60% des déchets MA-VL et 30% des déchets HA qui seront stockés à Bure existent déjà.

3/ D’où viennent-ils?

“Les déchets les plus radioactifs (HA) sont avant tout les produits de fission présents au coeur des réacteurs nucléaires”, explique Jérôme Joly, directeur général adjoint de l’IRSN (Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire) chargé de la radioprotection. En attendant le stockage en couche profonde prévu par Cigéo, ils sont entreposés à l’usine de retraitement AREVA de La Hague, dans la Manche, et à Marcoule dans le Gard. Pour éviter qu’ils ne se dispersent, ces déchets sont enfermés dans du verre puis placés dans des cylindres en inox.

Les déchets MA-VL sont par exemple les parties métalliques entourant les combustibles. Ils sont compactés puis enfermés dans de grosses caisses en inox, entreposés à la Hague, Marcoule, et sur le site de Cadarache dans les Bouches-du-Rhône.

4/ Pourquoi vouloir trouver une autre solution pour ces déchets?

De nos jours, les déchets les moins dangereux sont stockés en surface. Les plus radioactifs aussi, en attendant une solution. “Le problème, explique Jérôme Joly, c’est que ces produits ont une vie longue. Les entreposer en surface n’est pas une solution pérenne car il faudrait re-fabriquer de nouvelles protections tous les 50-100 ans. On cherche une solution qui puisse prouver sa résistance pendant plus de 100.000 ans. Or, aucune construction humaine n’a tenu si longtemps. Les couches géologiques, elles, correspondent davantage à cette temporalité. On peut savoir comment elles vont évoluer. D’où le projet Cigéo.”

5/ Pourquoi avoir choisi le site de Bure?

Il fallait trouver une couche géologique qui ne soit pas modifiée par une érosion trop rapide ou sujette à une activité sismique, et qui ne laisse pas passer l’eau. Les chercheurs se sont penchés sur des sites argilique. “L’argile est de composition homogène très peu perméable, explique Sarah Dewonck, directrice adjointe à la Direction de la Recherche et du Développement à l’Andra. Les risques d’infiltration d’eau sont réduits et les éléments radioactifs vont se déplacer très lentement“. “Deux sites en France ont retenu l’attention des acteurs du projet, explique Jérôme Joly: la vallée du Rhône et le Bassin parisien. Dans ce dernier, la couche est épaisse, sans fracturation importante”. 

Ce site a donc été retenu. À Bure, la couche d’argile est épaisse de 170 mètres et a environ 160 millions d’années. La faible densité de population (30 habitants au km 2 en 2013, selon l’Insee) permettait au projet de se développer sans rencontrer trop de résistance au niveau local. Et le site ne possédait pas de ressources naturelles particulières, même si les opposants au projet réfutent cet argument, accusant l’Andra d’avoir menti en sous-estimant volontairement la richesse du sous-sol. Selon eux, des nappes d’eau chaude situées sous l’emplacement du projet Cigéo constitueraient notamment un vrai potentiel géothermique.

6/ D’autres pays envisagent-ils cette solution?

La Belgique, la Suisse et le Canada réfléchissent aussi à l’enfouissement en couche argileuse. Mais le premier site d’enfouissement de ce genre se fera dans du granit, et il sera finlandais. Le site d’Onkalo (caverne en finnois) est déjà en construction près du réacteur EPR de Olkiluoto. Il devrait, à partir de 2023, servir à stocker 9000 tonnes de combustible nucléaire usé, provenant des quatre réacteurs finlandais existants et des réacteurs en projet. “Mais rien n’est fait, rappelle Christophe Serres, chef du service d’expertise des déchets radioactifs et de la radioactivité naturelle à l’IRSN. La Finlande a l’autorisation de construction mais pas celle d’exploitation. Ce qui peut encore prendre des années.” D’autres pays, comme les États-Unis ou l’Allemagne, échaudés par des expériences qui ont viré au fiasco (voir encadré) cherchent encore.

Deux exemples peu convaincants 

Au Nouveau-Mexique, des déchets à vie longue issue du secteur de la défense américaine sont stockés dans une formation de sel. Le Wipp (Waste Isolation Pilot Plant), exploité depuis 1999, a connu deux accidents graves: en 2014, un camion a pris feu dans les galeries; quelques jours plus tard, un colis de déchets s’est dégradé et un nuage radioactif s’est déployé à l’air libre. “L’accident a mis en évidence des défauts importants dans la chaîne de sûreté, que les acteurs de Cigéo doivent prendre en compte”, estime Christophe Serres, expert à l’IRSN.

L’Allemagne a, dans les années 1960/70, enfoui des déchets faiblement ou moyennement radioactifs dans une mine de sel désaffectée d’Asse (nord). Un site qui ne répondait pas aux mêmes critères de sûreté qu’une exploitation nucléaire. Le sel s’est dissout, l’eau s’est infiltrée. À certains endroits, le site est contaminé. ”Les autorités sont contraintes de mettre en place un programme très coûteux pour retirer tous les déchets, explique Christophe Serres, mais ils ne savent pas précisément ce que contiennent les colis, il n’y avait pas de traçabilité des déchets. Cela pose de sérieux problèmes pour la radioprotection des travailleurs, qui feront aussi face aux risques d’effondrements de cette mine.” 

Un projet titanesque

La géographie de l’installation. Il n’y a pour l’instant aucun déchet nucléaire à Bure. Juste un laboratoire de recherche souterrain. Mais si le projet est validé, les galeries seront creusées à environ 500 mètres au-dessous du Bois Lejuc, sur la commune de Mandres-en-Barrois (Meuse). Au-dessous des nappes phréatiques, notamment. Plusieurs puits y seront installés pour permettre l’aération du site et le transfert des hommes et du matériel. Une autre installation côté Haute-Marne, près du village de Saudron, servira à la réception des déchets acheminés par train. Ces déchets descendront ensuite une pente de 5 km de long par funiculaire (la “descenderie”) pour atteindre la zone de stockage. Au total, une zone d’exploitation de 30 km2 a été définie en surface. L’Andra a commencé à racheter les terres autour.

Infographie Le Figaro. Source: Andra

Le fonctionnement du site. Les déchets MH-VL seront entreposés dans des cylindres en inox puis dans des cubes en béton, stockés dans des galeries. Les déchets HA, qui arriveront aussi dans des cylindres en inox, seront poussés dans des alvéoles de 70 cm de diamètre et d’une centaine de mètres de long, comme l’indique une vidéo mise en ligne sur le site de l’Andra qui retrace le circuit d’un colis radioactif. Tout cela grâce à un système d’automates. “On ne va pas construire toutes les galeries d’un coup, mais stocker et construire en même temps, car on veut se donner la possibilité de profiter de toute nouvelle technologie qui nous aiderait à mieux creuser”, indique-t-on à l’agence.

Le calendrier ”est loin d’être gravé dans le marbre”, explique Christophe Serres, de l’IRSN. En juillet 2017, Pierre-Marie Abadie, le directeur général de l’Andra, a annoncé que le dépôt de la demande d’autorisation de construction, prévu mi-2018, aurait finalement lieu “mi-2019”. L’instruction de cette demande exigeant environ trois ans, “cela repousse le début de la construction à 2022”, a-t-il précisé, pour un lancement de la phase pilote autour de 2025.

L’Andra doit donc d’abord déposer cette demande d’autorisation de construction (sauf si des contretemps judiciaires retardent le processus). C’est ensuite aux pouvoirs publics, après enquête sous le contrôle de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) de valider ou non le projet. Si c’est le cas, une phase industrielle pilote pourrait alors être mise en œuvre vers 2025 pendant une période de dix ans (avec des colis factices puis réels) pour confirmer les choix faits, sur le type d’aération du site, de stockage, etc. Tout cela avant autorisation officielle de l’exploitation du site.

S’ouvrirait alors la période de remplissage qui durerait environ un siècle, au rythme de 5 à 10 colis réceptionné chaque jour. Pendant toute cette période de “remplissage”, les colis devraient pouvoir être retirés en cas de problème ou si une meilleure solution de stockage est trouvée d’ici là: ce principe de “réversibilité” a été voté en 2016 par le Parlement. Enfin, au bout de ces cent ans, le site serait scellé à jamais – en théorie.

En juillet 2017, l’IRSN, institut public indépendant, a transmis un avis mettant en avant notamment un risque de propagation d’incendie dans les galeries souterraines des déchets MA-VL. “Nous n’avons aucun retour sur expérience dans le domaine, on avance donc pas à pas”, explique Cristophe Serres. L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a estimé le 15 janvier 2018 que le projet représentait une “maturité technique satisfaisante” mais que certains de ses aspects devaient être retravaillés.

Interview de David Mazoyer, directeur du Centre de Meuse/Haute-Marne de l’Andra. Voir Vidéo

Le coût. En 2005, la facture avait été estimée entre 13,5 et 16,5 milliards d’euros. Depuis, elle ne cesse de s’alourdir. En 2016, le coût a été fixé à 25 milliards d’euros. Un objectif, mais pas une estimation.

À 500 mètres sous terre, au cœur du laboratoire de recherche

Pour tester le projet Cigéo, un laboratoire de recherche a donc été installé en 2000, près de Bure. L’objectif: étudier la couche d’argile et démontrer qu’elle est suffisamment imperméable pour éviter la dispersion rapide des éléments radioactifs qui pourraient y être enterrés un jour.

Une fois passée l’enceinte clôturée du laboratoire, surveillée 24h/24, on entre dans un ascenseur rouge exigu qui met environ cinq minutes à descendre dans les galeries souterraines. Casque de chantier, chaussures de sécurité, ceinture dotée d’un Apeva (qui permet une assistance respiratoire) et d’un dispositif de géolocalisation… L’équipement est obligatoire.

Vidéo de la descente à 500 mètres sous terre. La Vidéo Ici

À la descente, les oreilles se bouchent parfois, avant l’arrivée dans un dédale de galeries grises traversées d’énormes tuyaux d’aération, bardés de fils et truffés de plus de 9200 capteurs qui retransmettent à la surface et en temps réel les données des différentes expérimentations menées. L’air est sec, la température avoisine les 20 degrés. Pour des raisons de sécurité, le site ne peut pas accueillir plus de 49 personnes à la fois.

Vidéo des recherches menées sous terre. Vidéo Ici

Parer à tous les risques

Çà et là, des trappes, des fils, des compteurs. Mathieu Saint-Louis, chargé de la communication à l’Andra, organise la visite:

“Ici, explique-t-il au détour d’une galerie, on teste le béton qui sera utilisé pour faire les sols, les revêtements et sa réaction au contact de la roche. (…) Là, on fait des tests sur la manière de sceller définitivement le site, ce qui sera fait grâce à un bouchon de bentonite (de l’argile qui gonfle quand on verse de l’eau dessus).”

Car l’Andra doit prendre en compte une multitude de risques, prouver qu’elle sait les anticiper et les éviter:

> Les risques d’explosions. Pour diminuer au maximum la charge calorifique du site, l’Andra prévoit de ne pas faire circuler d’engin à moteur au fond des galeries, préférant l’utilisation d’automates et d’un funiculaire. “Mais une batterie peut prendre feu”, rappelle Christophe Serres, de l’IRSN. Il rappelle aussi qu’en France, certains déchets MA-VL sont encore enrobés dans du bitume, matière organique qui peut réagir avec les substances radioactives et provoquer un incendie (ce qui s’est produit sur le site du Wipp, au Nouveau-Mexique, selon lui).

L’IRSN a d’ailleurs transmis un avis en juillet 2017 présentant les insuffisances de projet en l’état face au risque d’incendie. L’institut pointe les “conséquences d’un incendie” qui se présenterait dans les alvéoles de stockage de déchets bitumineux. Ces déchets représenteront environ 18% de l’ensemble des déchets stockés par Cigéo et “le problème, c’est qu’en cas d’incendie, ils montent en chaleur et risquent de propager une onde de chaleur et finalement de propager l’incendie”, a expliqué à l’AFP François Besnus, directeur des déchets de l’IRSN. Ce dernier demande donc à l’Andra “d’étudier la possibilité d’un prétraitement” pour neutraliser l’inflammabilité de ces déchets avant leur enfouissement, ou “à défaut de revoir significativement” la conception de leur stockage. Dans son avis définitif rendu le 15 janvier 2018, l’ASN demande que la première solution soit privilégiée mais que la seconde piste soit étudiée.

> Le risque sismique. “Nous nous trouvons dans un bassin sédimentaire stable en dehors d’une zone de faille ; des modélisations en 2D et 3D ont été réalisées, il n’y pas de risque de fracturation”, assure Sarah Dewonck, directrice adjointe Recherche et Développement à l’Andra.

> Les risques de diffusion de la radioactivité. Au fil du temps, l’eau et l’oxygène dégradent inexorablement l’acier et le béton renfermant les déchets radioactifs. Grâce à des tests réalisés à l’aide de traceurs radioactifs, les chercheurs estiment que les éléments les plus mobiles mettront 300.000 ans pour traverser la couche d’argile et 300.000 autres années pour arriver en surface (600.000 ans en tout). Ils auront alors atteint une radioactivité qui ne sera plus dangereuse pour l’homme, assure Sarah Dewonck.

> Les risques d’effondrement. En janvier 2016, une personne est morte et une autre a été blessée dans un éboulement sur le site du laboratoire. “L’action de l’homme sur cette couche d’argile va la fragiliser”, prévient ainsi Jérôme Joly, de l’IRSN.

> L’enjeu de réversibilité. Le Parlement l’a décidé en 2016: tant que le site sera ouvert, c’est à dire une centaine d’années, les colis devront pouvoir être enlevés. Un véritable défi logistique. “L’Andra souhaite par exemple creuser des alvéoles (où seront stockées les déchets les plus radioactifs, ndlr) les plus profondes possibles, afin d’optimiser les coûts. Mais nous ne sommes pas convaincus de la sûreté d’une telle manœuvre, indique Christophe Serres, de l’IRSN. Car il faut pouvoir retirer les colis rapidement en cas de problème”.

> Les risques liés au scellement définitif du site. Il sera fait par un bouchon de mélange bétonneux, mais il faut s’assurer qu’il soit 100% hermétique… pendant des centaines de milliers d’années.

Sur place, entre optimisme, résignation et résistance

Pour la région, Cigéo représente une opportunité de développement sans précédent et une manne financière, assurent les élus qui défendent – pour la plupart – l’implantation du projet sur leur territoire. Stéphane Martin, maire de Gondrecourt-le-Château, rappelle par exemple que le GIP (groupement d’intérêt général, mis en place avec l’installation du laboratoire de recherche) octroie chaque année 30 millions d’euros à chacun des deux départements impliqués dans le projet, la Meuse et la Haute-Marne. “Une dotation de 480 euros par habitant est aussi accordée aux communes qui se trouvent dans un rayon de 10 km alentour”, ajoute-t-il, expliquant que cet argent a notamment permis de construire une médiathèque à Gondrecourt. 

Des ressources inespérées dans des territoires dépeuplés, à la population vieillissante, insiste Stéphane Martin:

“Aujourd’hui, nous avons réussi à stopper l’hémorragie grâce à une quinzaine de familles qui travaillent pour l’Andra qui sont venues s’installer… Sachant que si le projet est validé, plus de 2000 personnes pourraient travailler sur le site durant la phase de construction et d’exploitation du site ».

Mais pour certains habitants du coin, les autorités n’ont pas joué franc jeu. “Au début, on nous a juste parlé d’un laboratoire de recherche, ils n’ont pas été clairs sur cette histoire d’enfouissement des déchets”, assure une habitante de Joinville, ville des environs. Sur ce point, le maire de Gondrecourt botte en touche : “le  projet Cigéo, s’il est validé, ne se situera pas là où se trouve le laboratoire actuel”… Certes, mais à seulement quelques kilomètres.

“Le débat sur le nucléaire se joue au niveau national. »

“De toute façon, estime Stéphane Martin, le débat sur le nucléaire en France se joue au niveau national. Avez-vous entendu les habitants de Flamanville se prononcer sur l’EPR? Non! Ici, les habitants étaient appelés à donner leur avis lors du débat public en 2013, mais les opposants au projet ont empêché la tenue de ces discussions”. 

Le maire de Gondrecourt concède que la région n’a pas une culture du nucléaire, mais qu’elle a tout à y gagner. A-t-il peur de voir les habitants quitter un jour cette terre devenue “dangereuse”? “Que vous stockiez les déchets à Bure ou 100 km plus loin, s’il y a un accident, les conséquences se feront sentir sur tout le territoire. Toutes les garanties seront prises pour éviter ce genre de choses.”

“Nucléarisation” du site

Le problème, rétorquent les opposants au projet, c’est que l’homme n’a aucun “retour sur expérience” en matière de “cimetière radioactif”, et que Cigéo représente une source de dangers multiples, comme l’explique l’ONG Greenpeace sur son site. Principales inquiétudes:les risques d’incendies ou de déversements de matière radioactive dans le sous-sol.Les travaux de forage déstabiliseront la couche d’argile, les allées et venues des colis radioactifs par train seront à la merci d’actes malveillants. Les “anti” dénoncent aussi le coût du projet et l’impossibilité de s’assurer que les générations futures se souviendront de la dangerosité de ce qui se trouve sous leur pied.”Ce projet, inhumain, menace la nappe phréatique, les terres en surface et les 3 000 prochaines générations”, estime le parti EELV.

Cela fait des années que des gens s’opposent au projet, membres ou non d’associations comme Réseau sortir du nucléaire, Bure Stop ou France Nature Environnement. Plusieurs d’entre eux ont racheté il y a une dizaine d’années une maison à Bure, devenue lieu de pèlerinage pour antinucléaires et anticapitalistes de tous horizons. Y vit une dizaine de personnes, des jeunes pour la plupart.

“Dans le village, ni animosité, ni soutien massif. Certains nous disent de lutter, d’autres ont lutté et n’ont plus la force de le faire, explique Paul, la vingtaine. D’autres encore sont contre mais ne le disent pas ouvertement de peur de se brouiller avec la famille, le maire… Ils pensent être face à un géant, contre lequel ils ne peuvent pas lutter.”

Ces “anti” dénoncent notamment la nucléarisation du territoire: une blanchisserie dédiée aux activités nucléaires devrait bientôt être implantée près de Joinville, dans la Haute-Marne, tandis que le village de Gudmont-Villiers pourrait accueillir un centre de retraitement de déchets nucléaires à faible radioactivité. “Ils veulent faire table rase du passé. Les villageois le sentent, ils nous disent: ‘dans 30 ans on va disparaître’”, déplore Paul, originaire de Paris où il faisait des études de sciences sociales, avant de venir s’installer à Bure.

Certains “anti” ont investi le bois Lejuc, y ont construit des barricades et des cabanes en hauteur, sous la surveillance des autorités locales. Ils estiment en effet que l’Andra a entamé illégalement des travaux dans ce bois. Ils l’occupent depuis pour empêcher leur poursuite. Comme Sophie, la trentaine, “pas du coin”. Pour elle, le projet Cigéo est une façon de prendre le problème à l’envers:

« On devrait dire: d’abord on sort du nucléaire, et après on voit ce qu’on fait des déchets, sans quoi ils continueront à en produire en disant: ‘regardez, on a une solution pour s’en débarrasser’. On nous assure que tous les risques sont pris en compte, sur des centaines de milliers, voire des millions d’années. Mais c’est comme la vie après la mort, moi je suis pour, mais  j’y crois pas vraiment. »

Opération d’évacuation

La contestation contre le site ne date pas d’hier, mais elle a gravi, à l’été 2016, un nouvel échelon. En août de cette année-là, plusieurs centaines de militants anti-Cigéo ont abattu les pans d’un mur de protection érigé par l’Andra dans le bois Lejuc. Une décision du tribunal de grande instance de Bar-le-Duc avait suspendu ce jour-là les travaux menés par l’Andra, estimant qu’ils nécessitaient au préalable une autorisation de la préfecture.

Depuis, les décisions judiciaires se multiplient: le 28 février, la justice a invalidé la cession du bois Lejuc à l’Andra, par le conseil municipal de Mandes-en-Barrois. Une autre décision judiciaire est tombée le 27 avril: le Tribunal de Grande Instance de Bar-le-Duc a ordonné l’expulsion des militants antinucléaires qui occupent le bois Lejuc.

Puis le 22 février 2018, la gendarmerie nationale a évacué le bois Lejuc, mettant ainsi à exécution la décision de justice d’avril 2017. Trois personnes ont été placées en garde à vue, tandis que deux bulldozers ont commencé à nettoyer les barricades et bivouacs des opposants à l’entrée du bois.

Depuis des années, les autorités s’inquiètent face à implantation d’une zone à défendre (ZAD). A l’instar de David Mazoyer, directeur du Centre de Meuse/Haute-Marne de l’Andra, qui répondait à nos questions en février 2017:

“Il n’y a pas et il n’y aura pas de ZAD au bois Lejuc car l’autorité de l’État et les lois y seront respectées”, avait d’ailleurs prévenu à cette époque le ministre de l’Intérieur d’alors, Bruno Le Roux.

Pour mettre en place une ZAD, il faut des gens, et “des gens, dans le coin, il n’y en a pas beaucoup”, reconnaît Sophie, qui ajoute que la région n’a pas de tradition de lutte que connaît la Bretagne. Sur place en effet, les opposants ne parlent pas de ZAD: ils veulent peu à peu racheter des maisons en propriété collective et recréer une vie sociale dans le village, où il n’y a plus de marché. L’été dernier, ils ont monté des “barricades agricoles”, semant du blé et du seigle sur une parcelle achetée par l’Andra.

Lutte contre l’achat des terres

Le rachat des terres par l’Andra, un dossier que connaît bien Jean-Pierre Simon. Tout autour de son terrain, depuis les années 2000, l’Andra a acquis 3000 hectares (2000 ha de bois et 1000 ha d’exploitations agricoles, mais pas de terrain habité). “Ils ont commencé à enquêter pour savoir où et à qui ils pouvaient acheter, explique l’agriculteur céréalier. Puis ils ont signé des conventions avec les Safer (Société d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural) pour devenir prioritaire au titre de Cigéo”. Selon lui, le processus a éveillé les appétits de vente chez beaucoup de gens, “notamment les propriétaires qui n’exploitent pas la terre, comme des héritiers.”

Sans compter que les terres achetées ou échangées par l’Andra sont souvent redistribuées aux agriculteurs sous forme de baux d’un an renouvelables (les COPP, convention d’occupation précaire et provisoires). “L’Andra redistribue à des prix soldés. Or tout le monde est preneur d’un ou deux hectares de plus à exploiter. Et ces personnes n’iront pas ensuite s’opposer à l’Andra. L’agence achète le silence. Dans le coin, plus d’un agriculteur sur deux profite de ce système de COPP”, selon le quinquagénaire. Pour lui, l’Andra s’est infiltré dans tout le tissu social.

Jean-Pierre Simon, lui, a refusé de céder ses 70 hectares. Il a même investi 350.000 euros pour acheter les 70 autres hectares qu’il louait. “Aujourd’hui, cela me permet d’être plus libre de dire ce que je pense… Je me suis engagé depuis longtemps contre ce projet, mais je ne vous cache pas que j’ai eu des années difficiles, explique le cinquantenaire, qui vit désormais seul dans un Mobil-Home installé dans sa grange. Des gens qui s’engagent comme moi dans le coin, il n’y en a pas beaucoup.” 

Un tombeau pour l’éternité

Le site, s’il est construit, devra être scellé pour toujours. Mais comment s’assurer que les générations futures ne tombent pas dessus par accident? Il y a 100.000 ans, l’homme de Neandertal chassait le mammouth. Difficile donc de prévoir l’état des civilisations, du climat qui prévaudront. “De la pure science-fiction”, reconnaît Patrick Charton. Le directeur adjoint de la direction sûreté, environnement et stratégie filières à l’Andra, est en charge du mystérieux “programme mémoire”, qui s’intéresse à comment transmettre à nos descendants la connaissance du site d’enfouissement des déchets nucléaires. 

Pour déposer le dossier de validation du projet, l’Andra doit prouver qu’elle sait préserver cette mémoire pendant cinq siècles après la fermeture définitive de Cigéo (dans plus de cent ans). “Préserver la mémoire pendant un demi-millénaire, on sait faire”, assure Patrick Charton: le dispositif est déjà testé sur les lieux de stockage en surface de déchets à plus faible radioactivité, comme celui de la Manche.”

Interview de Patrick Charton 01 Voir Vidéo

Interview de Patrick Charton 02. Voir Vidéo

Papier permanent

Pour Cigéo, l’Andra prévoit ainsi d’imprimer deux types de documents sur du papier permanent, qui ressemble à du papier recyclé, ne contient aucun additif chimique et dure de cinq à dix siècles (s’il ne brûle pas ou n’est pas dévoré par des rongeurs): un document détaillé, dont un exemplaire sera destiné au propriétaire du site et stocké sur place, un autre aux archives nationales à Pierrefitte-sur-Seine, et un troisième, sans doute, aux archives départementales “car les riverains iront plus facilement les consulter”. “On ne peut pas faire des centaines d’exemplaires, car on parle là de dizaines de milliers de boîtes d’archives”, rappelle l’expert. L’autre dossier, plus synthétique, tient sur environ 150 pages: il sera destiné aux décideurs, aux journalistes… 

L’Andra travaille aussi avec plusieurs experts internationaux à l’élaboration d’un document encore plus synthétique, qui serait diffusé à plus grande échelle.

“Il faut pour cela le rendre ‘aculturel’, compréhensible pour tous, qu’on évite les contresens. On veut l’écrire en français, en anglais, on se demande si l’écrire aussi dans une langue ancienne comme le latin et peut-être une langue asiatique.”

L’Andra ne retient en tout cas pas la solution de formats numériques, “car il est impossible de savoir si on pourra toujours lire une clé USB dans 20 ans”.

“L’oubli ne se pilote pas”

Mais après les cinq siècles de mémoire exigés par l’ASN, pourquoi ne pas simplement oublier Cigéo, pour que personne n’ait l’idée d’aller creuser à cet endroit dans 100.000 ans? “L’oubli serait la meilleure des solutions, mais il ne se pilote pas”, explique Patrick Charton: l’Andra aurait beau brûler toutes les archives, elle ne pourrait pas effacer la mémoire des gens. “Donc on essaie plutôt de piloter la mémoire.” L’agence assure vouloir répondre à une attente du public, qui veut voir la mémoire du site perdurer le plus longtemps possible. 

Pour cette mémoire sur le long terme, l’Andra sait qu’elle ne peut pas compter sur la pérennité des institutions (“Que reste-t-il aujourd’hui du solide système romain?”). L’agence travaille donc surtout sur des projets de marqueurs de surface. “Les Américains ont fait des tests sous forme de blocs de béton gigantesques sur leur site de stockage au Nouveau-Mexique; mais ils en sont revenus: trop cher, trop moche. Les riverains de demain n’auraient qu’une envie: s’en débarrasser. On réfléchit surtout à des marqueurs de taille humaine, plus petits que les statues de l’île de Pâques. De type borne de route nationale”. Des marqueurs qui supporterait l’érosion au fil des millénaires. 

Quelle forme auraient ses marqueurs? Qu’y inscrire? “On ne sait pas encore”, reconnaît Patrick Charton. On travaille avec l’université de Limoges pour communiquer en une phrase, un dessin, quelque chose de percutant, qui fasse prendre conscience du danger aux générations futures, sans pour autant créer trop de mystère autour du site. “Quand on me disait, enfant, qu’il ne fallait pas faire quelque chose, j’avais évidemment envie de le faire”, remarque l’expert de l’Andra. Sur cette vision à long terme, l’agence en est encore “aux balbutiements”. Sémiologues, archéologues… Elle travaille avec une variété de métiers, et lance aussi régulièrement des appels à projets artistiques, “un monde plus intuitif que celui du monde scientifique”.

Enquête réalisée par Anne-Laure Frémont Thibault Izoret

www.sortirdunucleaire.org : Télécharger PDF Ici

Site internet de Andra – Cigéo ; https://www.andra.fr/cigeo

A Bure, un « état d’urgence permanent » et une « surveillance généralisée » pour réprimer les opposants – PAR  SOPHIE CHAPELLE 20 JUIN 2019 BASTA MAG – Voir Article

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