MEDIATOR, début d’un procès hors norme

5000 victimes, 376 avocats, 25 prévenus… L’échelle vertigineuse du procès de l’affaire du Mediator, qui s’ouvre le lundi 23 septembre à Paris, reflète l’ampleur de ce scandale sanitaire.

“Le premier signal c’est une patiente obèse qui m’est adressée parce qu’elle souffre d’une hypertension pulmonaire très grave, une maladie rare”, se souvient le Dr Irène Frachon, pneumologue au CHU de Brest. Et en regardant son ordonnance je vois qu’elle est traitée par du Mediator et je me souviens que l’on m’a dit que le Mediator était suspect de ressembler à l’Isoméride, un coupe-faim de Servier interdit parce qu’il provoque des HTAP très graves.”

C’était en février 2007. Le début d’années de combat de cette médecin hors du commun pour dénoncer le scandale du Mediator. Entourée d’une petite équipe brestoise, elle osera résister aux réseaux d’influence des Laboratoires Servier.

Neuf ans après la révélation du scandale, le volet pénal de l’affaire est jugé à partir de lundi à Paris. Le groupe Servier comparaît pour “tromperie aggravée” et “escroquerie”. L’Agence du médicament est aussi sur le banc des prévenus.

«Ce poison a permis à Servier de gagner 1 milliard d’euros

C’est un procès hors norme qui débute, lundi 23 septembre, à Paris : celui des laboratoires pharmaceutiques, Servier en tête, et des professionnels de santé qui ont permis la commercialisation d’un produit suspecté de provoquer de très graves maladies cardiaques et pulmonaires. Compte tenu du nombre de victimes et de la complexité de l’affaire, six mois de débats sont prévus. À la veille de la première audience, Irène Frachon, pneumologue au centre hospitalier de Brest qui a lancé l’alerte sur le Mediator, livre au Point ses quatre vérités.»

Publié le 22 septembre 2019 – www.lepoint.fr

Le Point : Le benfluorex, plus connu sous le nom de Mediator, est à l’origine d’un immense scandale sanitaire. Combien de personnes ont été victimes de ce produit toxique ?

Irène Frachon, pneumologue au CHU de Brest, a alerté les autorités de la dangerosité du Mediator dès 2007.  © FRED TANNEAU / AFP

Irène Frachon : Lorsque survient une catastrophe d’ampleur, ce chiffre est toujours difficile à calculer. Pour comprendre la difficulté que nous avons à cerner le nombre de victimes, essayons de nous figurer le problème suivant. Imaginons un bateau qui prend la mer avec 500 passagers. Cette embarcation coule. Un navire de secours récupère 100 survivants. Dans les jours qui suivent, 15 corps sont repêchés. Combien pensez-vous que nous ayons de victimes ?

400 ? Si aucun autre passager n’a été repêché, par ailleurs…

C’est ça. Nous avons 400 morts ou disparus. Cette statistique, c’est la mortalité attribuable au naufrage. Les 15 morts récupérés dans l’eau ou sur les côtes, c’est la mortalité directement imputable au cas par cas à la catastrophe.

Si nous reprenons ces deux catégories, quelles sont les statistiques ?

Entre 1976 et en 2009, près de 5 millions de personnes se sont vu prescrire du Mediator. En croisant plusieurs bases de données de l’Assurance maladie, on a pu calculer la surmortalité induite par les pathologies provoquées par cette molécule et estimer le nombre total de décès dus au Mediator, pendant toute la durée de commercialisation et au-delà, à environ 2 000 morts.

Pourquoi cette mortalité ?

Parce que ce prétendu médicament est, en réalité, un poison. Si l’on résume à grands traits, ce produit se dégrade en une molécule toxique : la norfenfluramine. Cette molécule, de la famille des amphétamines, provoque des problèmes de santé gravissimes : des valvulopathies cardiaques et de l’hypertension artérielle pulmonaire.

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Ce n’était pas un traitement efficace contre le diabète : c’était juste un coupe-faim.

Au début des années 1990, la toxicité d’autres médicaments du laboratoire Servier (l’Isoméride et le Pondéral) avait été établie, ce qui avait d’ailleurs conduit au retrait de ces produits. Comment le Mediator, dont le principe actif est de même nature, a-t-il pu rester en vente ?

C’est ce qu’établira le procès qui commence.

Vous avez joué un rôle majeur dans la révélation des dangers du Mediator. Comment avez-vous découvert l’ampleur du problème ?

J’ai plongé dans cette affaire à partir de 2007. Cette année-là, en prenant en charge une femme en surpoids souffrant d’une maladie rare, j’ai réalisé que son médecin lui avait prescrit du Mediator pour traiter son diabète. Cela m’a intriguée. Plus tôt dans ma carrière, j’avais vu des patientes atteintes de la même pathologie après avoir recouru à un coupe-faim de chez Servier. J’ai enquêté et j’ai découvert que le Mediator était une forme de « repackaging » de ce produit connu sous le nom d’Isoméride.

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Ce n’était donc même pas un médicament contre le diabète ?

Il y avait un double mensonge. Ce n’était pas un traitement efficace contre le diabète : c’était juste un coupe-faim. Et, par ailleurs, on avait dissimulé la dangerosité de cette molécule qui n’est, encore une fois, rien d’autre qu’une amphétamine trafiquée.

Comment se fait-il que l’Agence du médicament n’ait rien vu ?

Le moins que l’on puisse dire, c’est que ses experts ont été mauvais. Certains le reconnaissent aujourd’hui.

Certains ont-ils choisi de fermer les yeux ?

Plusieurs experts de cet établissement public devront répondre à la justice de potentielles prises illégales d’intérêts. « Prise illégale d’intérêts », c’est le parfum de la corruption !

C’est-à-dire ?

Certains experts auprès de l’agence étaient, dans le même temps, consultants, parfois occultes, de Servier.

Le laboratoire Servier a gagné autour d’un milliard d’euros avec le Mediator.

Les agences étrangères, elles, n’ont pas attendu 2009 pour réagir…

Oui. Les Belges n’ont jamais donné l’autorisation de mise sur le marché au Mediator. En Suisse, les autorités ont demandé à trois reprises au laboratoire Servier en quoi la molécule du Mediator différait de ses coupe-faim toxiques. Faute de réponse, elles s’apprêtaient à sévir lorsque la direction du laboratoire a décidé de retirer de la vente ce produit. Officiellement parce qu’il ne s’en vendait pas assez en Suisse. Ce qui a empêché un signalement de pharmacovigilance.

Et en Espagne ?

Dès 2003, un cas de valvulopathie grave survenu dans ce pays a fait l’objet d’une publication scientifique. Là encore, Servier a décidé de lui-même de retirer du marché le Mediator avant tout signalement aux autorités européennes. Il convient d’ailleurs de préciser que cela ne pourrait plus se reproduire aujourd’hui. Dès qu’un produit est retiré de la vente, même à l’initiative du labo, c’est désormais considéré comme un signal d’alerte en matière de pharmacovigilance.

Le procès du laboratoire pharmaceutique Servier va durer plus de six mois. © Jean Francois Frey / MAXPPP / PHOTOPQR/L’ALSACE

Combien d’argent le laboratoire Servier a-t-il gagné avec le Mediator ?

Les estimations tournent autour d’un milliard d’euros.

Avez-vous le sentiment de ne pas avoir été entendue assez tôt ?

Ma hiérarchie directe a été formidable. Le directeur du CHU m’a soutenue dès le début. Au-dessus, c’est une autre histoire.

Avez-vous eu des pressions de la part de Servier ?

Mon livre a été censuré sur un référé de Servier. Nous avons gagné en appel, ensuite, c’étaient des droits de réponse longs comme le bras à chaque interview… Mais ils n’ont plus osé m’attaquer frontalement !

Quelle leçon tirez-vous de cette affaire ?

J’ai porté l’alerte sur le Mediator. Au tribunal, désormais, de juger cette affaire. Je suis citée comme témoin au procès par le parquet et par Servier et, à ce titre, m’abstiendrai de m’exprimer publiquement pendant toute la durée du procès.

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