La procureure générale estime que la comparution du vice-président d’Anticor dans ce dossier constitue une « atteinte au principe d’impartialité objective ».
C’est un timing fâcheux. En mars 2018, la procureure générale de Paris a réclamé le dépaysement de l’affaire Ferrand – gelant toute la procédure pendant plus de six mois – alors que le juge Van Ruymbeke avait déjà convoqué le futur président de l’Assemblée nationale en vue de le mettre en examen. Voilà ce que nous apprenait France Inter en août 2018, selon des documents auxquels Le Point a également eu accès, sur une des affaires les plus sensibles du quinquennat. Et qui vaut à Éric Alt, magistrat et vice-président d’Anticor, une enquête disciplinaire ordonnée par le ministère de la Justice. Retour sur les faits.
En novembre 2017, l’association Anticor, peu convaincue par le classement sans suite de l’affaire des Mutuelles de Bretagne par le parquet de Brest, décide de déposer une plainte à Paris avec constitution de partie civile auprès du doyen des juges d’instruction, un certain Renaud Van Ruymbeke. Un coup dur pour Richard Ferrand, qui avait été contraint de démissionner du gouvernement quelques mois plus tôt à la suite de la révélation de l’affaire par le Canard enchaîné. Entre-temps, le ministre était redevenu député, et s’estimait « lavé de tout soupçon » par le classement sans suite. Mais voilà qu’en cette fin d’année 2017, Anticor relance l’affaire…
Van Ruymbeke, tempo prestissimo
L’avocat du député LREM dénonce aussitôt une « intention de nuire », alors que le président de l’Assemblée nationale d’alors et futur ministre de l’Écologie, François de Rugy, se demande si Anticor « ne fait pas perdre du temps à la justice ». Renaud Van Ruymbeke, lui, ne s’en laisse pas compter : officiellement saisi le 2 janvier 2018, aux côtés de la juge Cécile Mayer-Fabre, il prend connaissance du dossier en un temps record, et en a une vision différente du parquet de Brest, qui a pourtant mené une enquête minutieuse. Le 22 février 2018, le magistrat convoque ainsi Richard Ferrand pour un interrogatoire de première comparution en vue de le mettre en examen, interrogatoire qui doit avoir lieu un mois plus tard, le 26 mars.
La chronologie est importante, car la partie civile, Anticor, est quant à elle invitée dans le bureau du juge, pour une audience technique, le 28 février. Cela signifie que lorsqu’Éric Alt, en tant que vice-président de l’association anticorruption, s’assoit face à Renaud Van Ruymbeke, ce dernier envisage déjà de mettre en examen l’ancien ministre. De quoi relativiser l’influence qu’Éric Alt aurait pu avoir sur le cours de la procédure.
« Atteinte au principe d’impartialité objective »
C’est pourtant cette audience technique dans le bureau du juge Van Ruymbeke, le 28 février 2018, qui va déclencher le courroux des avocats des époux Ferrand-Doucen, lesquels réclament immédiatement le dépaysement de l’affaire. Les avocats expliquent que c’est Jean-Christophe Picard, le président de l’association, qui avait été convoqué. Dès lors, ils ne comprennent pas pourquoi c’est le vice-président d’Anticor, Éric Alt, par ailleurs magistrat de l’ordre judiciaire, qui s’est déplacé. « Cette démarche revêt toutes les apparences d’un mélange des genres de nature à témoigner d’une volonté, de la part de cette partie civile, d’user d’une position professionnelle de vice-président au même tribunal pour accentuer le poids de cette partie à la procédure », écrit Me Holleaux, l’avocat de Sandrine Doucen, le 19 mars 2018.
En réalité, le vice-président d’Anticor n’exerce aucune fonction pénale, mais est effectivement juge départiteur à Paris. Son rôle est de trancher les litiges entre employeurs et salariés, lorsque les conseillers prud’homaux n’arrivent pas à se départager. Si Éric Alt milite contre la corruption au sein de son association, ses fonctions au tribunal n’ont rien à voir avec celles exercées par Renaud Van Ruymbeke.
Le juge d’instruction va cependant décider de temporiser et va repousser les convocations des époux Ferrand le temps que la procureure générale se prononce. C’est chose faite quelques jours plus tard. Le 30 mars, Catherine Champrenault estime ainsi que le seul fait, pour Eric Alt, d’avoir comparu devant « ses collègues magistrats instructeurs » constitue une « atteinte au principe d’impartialité objective, lequel doit s’appliquer à toutes les procédures, a fortiori s’agissant d’une procédure pénale portant sur des faits d’atteinte à la probité publique »
Si le « mélange des genres » est fâcheux, le timing ne l’est pas moins. Alors même que Richard Ferrand et sa compagne s’apprêtaient à être mis en examen, la procureure générale leur offre un long répit et réclame le dépaysement de l’affaire, « en vue de préserver la sérénité du débat judiciaire et dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice », écrit-elle. Résultat ? L’enquête sera gelée, et le dossier sera finalement transféré à Lille en juillet 2018 par la Cour de cassation, permettant à Richard Ferrand de poursuivre son ascension politique et de prendre la tête du perchoir. Mis en examen en septembre 2019, le président de l’Assemblée nationale sera soutenu par la majorité et décidera de ne pas démissionner.
Une « décision politique » ?
Éric Alt aurait-il dû s’abstenir de se rendre à cette convocation ? Très probablement. « Mais c’est une vision très large du principe d’impartialité, on ne comprend pas trop la justification de la procureure générale », avance une source syndicale. La région parisienne concentre environ un tiers du nombre total de magistrats en France, et Paris est une immense juridiction.« Le problème d’impartialité peut éventuellement se poser en région quand il y a une poignée de juges dans le tribunal et que tout le monde se connaît, mais pas ici. Et il y a toujours la possibilité de se déporter quand on est conflicté dans un dossier », ajoute la même source.
« C’est une décision politique, enrage pour sa part un proche d’Éric Alt. La Cour de cassation a pêché par excès de prudence ». Sous couvert d’anonymat, un autre magistrat, lui, comprend la décision de la procureure générale et se prononce en faveur d’un dépaysement à chaque fois qu’un collègue est partie à une procédure et en fonction dans le même tribunal. « Dès lors qu’il existe des liens objectifs avec une partie, de nature à jeter la suspicion sur la capacité à juger de façon impartiale, il faut dépayser », estime-t-il. Ce qui est loin d’être le cas en pratique…
La requête de Catherine Champrenault pourrait donc faire jurisprudence et contraindre les tribunaux à un sérieux problème d’organisation, si chaque affaire mettant en cause un juge devait être dépaysée. En théorie, elle n’interdit cependant pas aux magistrats d’avoir des engagements citoyens tant qu’ils ne sont pas personnellement partie à une procédure, comme le craignait un collectif d’associations de défense des droits de l’homme, dans une tribune publiée dans Libération fin octobre. La preuve : « La requête en suspicion légitime des avocats de Patrick Balkany, au motif qu’Éric Alt faisait partie d’Anticor, partie civile dans le dossier, a été rejetée par la Cour de cassation », assure un haut magistrat. Reste l’Inspection générale de la justice (IGJ) lancée aux trousses d’Éric Alt et qui doit, selon Mediapart, rendre incessamment sous peu ses conclusions au ministère. Sur ce sujet, un responsable syndical s’emporte : « Cette enquête vise juste à dire au juge : « Tais-toi, on ne veut rien savoir. N’exerce pas d’autres responsabilités que ton métier ». »
Par Marc Leplongeon – Publié le 04/12/2019
Les cinq temps forts de l’Affaire Ferrand
Le président LREM de l’Assemblée nationale et ex-ministre de la Cohésion des territoires, Richard Ferrand, est depuis 2017 l’objet d’une enquête sur des soupçons de favoritisme envers les Mutuelles de Bretagne pour laquelle il a été mis en examen, dans la nuit du mercredi 11 au jeudi 12 septembre à Lille (Nord), pour « prise illégale d’intérêts ».
Les révélations du Canard
Le 24 mai 2017, Le Canard Enchaîné met en cause le ministre, nommé le 17 mai, pour des tractations immobilières en 2011 impliquant sa compagne. Les Mutuelles de Bretagne, dont M. Ferrand était alors le directeur général, souhaitant louer des locaux commerciaux à Brest, avaient choisi, entre trois propositions, celle d’une société immobilière appartenant à sa compagne.
En plus d’une rénovation complète des locaux payée 184.000 euros par la mutuelle, la SCI a vu la valeur de ses parts « multipliée par 3.000 » six ans plus tard, écrivait le Canard. M. Ferrand assure qu’il s’agissait de « la meilleure offre ».
Les nouvelles accusations
Le 26 mai, le parquet de Brest annonce qu' »en l’état » rien ne justifie l’ouverture d’une enquête préliminaire. Le Premier ministre Edouard Philippe affiche sa confiance envers Richard Ferrand.
Le 29, les Mutuelles de Bretagne assurent que M. Ferrand a agi en « parfaite conformité avec les mandats tenus par le conseil d’administration ».
Le 30, le journal Le Monde assure que M. Ferrand « a fait bénéficier de plusieurs contrats des proches, dont son ex-femme et sa compagne ».
Alors que l’opposition estime que le ministre doit démissionner, le président Emmanuel Macron appelle le gouvernement à la « solidarité » et la presse à ne « pas devenir juge ».
Le 1er juin, le procureur de la République de Brest annonce l’ouverture d’une enquête préliminaire. L’association Anticor adresse de son côté au parquet de Brest une plainte contre X pour abus de confiance.
Le 6 juin, les Mutuelles de Bretagne sont perquisitionnées.
Réélu, Ferrand sort du gouvernement
Le 19 juin, tout juste réélu député du Finistère, M. Ferrand se voit demander par le président Macron de quitter le gouvernement à la faveur du remaniement pour « briguer la présidence du groupe » parlementaire La République en marche. Il obtient ce poste le 24 juin.
Le 27 juin, le Canard affirme que Richard Ferrand a embauché en 2000 sa compagne, alors étudiante, aux Mutuelles de Bretagne pour deux emplois, dont celui de directrice du personnel. L’entourage de M. Ferrand conteste toute illégalité.
Le 7 juillet, M. Ferrand est interrogé par la police à Rennes dans l’enquête préliminaire ouverte par le parquet de Brest. Le 27, le parquet juge nécessaires « des investigations complémentaires ».
Le 13 octobre, le parquet classe l’enquête sans suite en invoquant notamment la prescription de l’action publique s’agissant d’un éventuel délit de prise illégale d’intérêts.
« Les infractions d’abus de confiance et d’escroquerie » ne sont elles « pas constituées, faute d’un préjudice avéré », dit-il.
Le 9 novembre, Anticor porte plainte à Paris pour prise illégale d’intérêt et recel, avec constitution de partie civile. Le juge Renaud Van Ruymbake est désigné le 12 janvier 2018. Une information judiciaire est ouverte le 16. M. Ferrand répète qu’il n’a « rien commis qui soit répréhensible ».
Mis en examen à Lille
En juillet 2018, la Cour de Cassation ordonne le dépaysement à Lille de l’information judiciaire. Richard Ferrand est élu en septembre président de l’Assemblée nationale, après la nomination de François de Rugy au gouvernement.
Le 25 septembre, trois juges d’instruction sont désignés à Lille pour enquêter sur l’affaire.
Le 11 septembre 2019, M. Ferrand est entendu par ces juges lillois. Après un interrogatoire de près de 15 heures, il est mis en examen dans la nuit pour « prise illégale d’intérêts ».
Il annonce aussitôt, dans un communiqué transmis à l’AFP, être « déterminé à poursuivre (sa) mission » à la tête de l’Assemblée et dit « rester serein sur l’issue de la procédure ».
Source : /www.latribune.fr – 12/09/2019
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