De l’Etat de droit à l’Etat de sécurité

Pour le philosophe italien Giorgio Agamben, l’état d’urgence n’est pas un bouclier qui protège la démocratie. Il a, au contraire, selon lui, toujours accompagné les dictatures.

On ne comprend pas l’enjeu véritable de la prolongation de l’état d’urgence en France, si on ne le situe pas dans le contexte d’une transformation radicale du modèle étatique qui nous est familier. Il faut avant tout démentir le propos des femmes et hommes politiques irresponsables, selon lesquels l’état d’urgence serait un bouclier pour la démocratie.

Les historiens savent parfaitement que c’est le contraire qui est vrai. L’état d’urgence est justement le dispositif par lequel les pouvoirs totalitaires se sont installés en Europe. Ainsi, dans les années qui ont précédé la prise du pouvoir par Hitler, les gouvernements sociaux-démocrates de Weimar avaient eu si souvent recours à l’état d’urgence (état d’exception, comme on le nomme en allemand), qu’on a pu dire que l’Allemagne avait déjà cessé, avant 1933, d’être une démocratie parlementaire.

Or le premier acte d’Hitler, après sa nomination, a été de proclamer un état d’urgence, qui n’a jamais été révoqué. Lorsqu’on s’étonne des crimes qui ont pu être commis impunément en Allemagne par les nazis, on oublie que ces actes étaient parfaitement légaux, car le pays était soumis à l’état d’exception et que les libertés individuelles étaient suspendues.

On ne voit pas pourquoi un pareil scénario ne pourrait pas se répéter en France  : on imagine sans difficulté un gouvernement d’extrême droite se servir à ses fins d’un état d’urgence auquel les gouvernements socialistes ont désormais habitué les citoyens. Dans un pays qui vit dans un état d’urgence prolongé, et dans lequel les opérations de police se substituent progressivement au pouvoir judiciaire, il faut s’attendre à une dégradation rapide et irréversible des institutions publiques.

Entretenir la peur

Cela est d’autant plus vrai que l’état d’urgence s’inscrit, aujourd’hui, dans le processus qui est en train de faire évoluer les démocraties occidentales vers quelque chose qu’il faut, d’ores et déjà, appeler Etat de sécurité (« Security State », comme disent les politologues américains). Le mot « sécurité » est tellement entré dans le discours politique que l’on peut dire, sans crainte de se tromper, que les « raisons de sécurité » ont pris la place de ce qu’on appelait, autrefois, la « raison d’Etat ». Une analyse de cette nouvelle forme de gouvernement fait, cependant, défaut. Comme l’Etat de sécurité ne relève ni de l’Etat de droit ni de ce que Michel Foucault appelait les « sociétés de discipline », il convient de poser ici quelques jalons en vue d’une possible définition.

Dans le modèle du Britannique Thomas Hobbes, qui a si profondément influencé notre philosophie politique, le contrat qui transfère les pouvoirs au souverain présuppose la peur réciproque et la guerre de tous contre tous : l’Etat est ce qui vient justement mettre fin à la peur. Dans l’Etat de sécurité, ce schéma se renverse : l’Etat se fonde durablement sur la peur et doit, à tout prix, l’entretenir, car il tire d’elle sa fonction essentielle et sa légitimité.

Foucault avait déjà montré que, lorsque le mot « sécurité » apparaît pour la première fois en France dans le discours politique avec les gouvernements physiocrates avant la Révolution, il ne s’agissait pas de prévenir les catastrophes et les famines, mais de les laisser advenir pour pouvoir ensuite les gouverner et les orienter dans une direction qu’on estimait profitable.

Aucun sens juridique

De même, la sécurité dont il est question aujourd’hui ne vise pas à prévenir les actes de terrorisme (ce qui est d’ailleurs extrêmement difficile, sinon impossible, puisque les mesures de sécurité ne sont efficaces qu’après coup, et que le terrorisme est, par définition, une série des premiers coups), mais à établir une nouvelle relation avec les hommes, qui est celle d’un contrôle généralisé et sans limites – d’où l’insistance particulière sur les dispositifs qui permettent le contrôle total des données informatiques et communicationnelles des citoyens, y compris le prélèvement intégral du contenu des ordinateurs.

Le risque, le premier que nous relevons, est la dérive vers la création d’une relation systémique entre terrorisme et Etat de sécurité : si l’Etat a besoin de la peur pour se légitimer, il faut alors, à la limite, produire la terreur ou, au moins, ne pas empêcher qu’elle se produise. On voit ainsi les pays poursuivre une politique étrangère qui alimente le terrorisme qu’on doit combattre à l’intérieur et entretenir des relations cordiales et même vendre des armes à des Etats dont on sait qu’ils financent les organisations terroristes.

Dans un pays qui vit dans un état d’urgence prolongé, et dans lequel les opérations de police se substituent progressivement au pouvoir judiciaire, il faut s’attendre à une dégradation rapide et irréversible des institutions publiques

Un deuxième point, qu’il est important de saisir, est le changement du statut politique des citoyens et du peuple, qui était censé être le titulaire de la souveraineté. Dans l’Etat de sécurité, on voit se produire une tendance irrépressible vers ce qu’il faut bien appeler une dépolitisation progressive des citoyens, dont la participation à la vie politique se réduit aux sondages électoraux. Cette tendance est d’autant plus inquiétante qu’elle avait été théorisée par les juristes nazis, qui définissent le peuple comme un élément essentiellement impolitique, dont l’Etat doit assurer la protection et la croissance.

Or, selon ces juristes, il y a une seule façon de rendre politique cet élément impolitique : par l’égalité de souche et de race, qui va le distinguer de l’étranger et de l’ennemi. Il ne s’agit pas ici de confondre l’Etat nazi et l’Etat de sécurité contemporain : ce qu’il faut comprendre, c’est que, si on dépolitise les citoyens, ils ne peuvent sortir de leur passivité que si on les mobilise par la peur contre un ennemi étranger qui ne leur soit pas seulement extérieur (c’étaient les juifs en Allemagne, ce sont les musulmans en France aujourd’hui).

Incertitude et terreur

C’est dans ce cadre qu’il faut considérer le sinistre projet de déchéance de la nationalité pour les citoyens binationaux, qui rappelle la loi fasciste de 1926 sur la dénationalisation des « citoyens indignes de la citoyenneté italienne » et les lois nazies sur la dénationalisation des juifs.

Un troisième point, dont il ne faut pas sous-évaluer l’importance, est la transformation radicale des critères qui établissent la vérité et la certitude dans la sphère publique. Ce qui frappe avant tout un observateur attentif dans les comptes rendus des crimes terroristes, c’est le renoncement intégral à l’établissement de la certitude judiciaire.

Alors qu’il est entendu dans un Etat de droit qu’un crime ne peut être certifié que par une enquête judiciaire, sous le paradigme sécuritaire, on doit se contenter de ce qu’en disent la police et les médias qui en dépendent – c’est-à-dire deux instances qui ont toujours été considérées comme peu fiables. D’où le vague incroyable et les contradictions patentes dans les reconstructions hâtives des événements, qui éludent sciemment toute possibilité de vérification et de falsification et qui ressemblent davantage à des commérages qu’à des enquêtes. Cela signifie que l’Etat de sécurité a intérêt à ce que les citoyens – dont il doit assurer la protection – restent dans l’incertitude sur ce qui les menace, car l’incertitude et la terreur vont de pair.

C’est la même incertitude que l’on retrouve dans le texte de la loi du 20 novembre sur l’état d’urgence, qui se réfère à « toute personne à l’égard de laquelle il existe de sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace pour l’ordre public et la sécurité ». Il est tout à fait évident que la formule « sérieuses raisons de penser » n’a aucun sens juridique et, en tant qu’elle renvoie à l’arbitraire de celui qui « pense », peut s’appliquer à tout moment à n’importe qui. Or, dans l’Etat de sécurité, ces formules indéterminées, qui ont toujours été considérées par les juristes comme contraires au principe de la certitude du droit, deviennent la norme.

Dépolitisation des citoyens

La même imprécision et les mêmes équivoques reviennent dans les déclarations des femmes et hommes politiques, selon lesquelles la France serait en guerre contre le terrorisme. Une guerre contre le terrorisme est une contradiction dans les termes, car l’état de guerre se définit précisément par la possibilité d’identifier de façon certaine l’ennemi qu’on doit combattre. Dans la perspective sécuritaire, l’ennemi doit – au contraire – rester dans le vague, pour que n’importe qui – à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur – puisse être identifié en tant que tel.

Maintien d’un état de peur généralisé, dépolitisation des citoyens, renoncement à toute certitude du droit : voilà trois caractères de l’Etat de sécurité, qui ont de quoi troubler les esprits. Car cela signifie, d’une part, que l’Etat de sécurité dans lequel nous sommes en train de glisser fait le contraire de ce qu’il promet, puisque – si sécurité veut dire absence de souci (sine cura) – il entretient, en revanche, la peur et la terreur. L’Etat de sécurité est, d’autre part, un Etat policier, car, par l’éclipse du pouvoir judiciaire, il généralise la marge discrétionnaire de la police qui, dans un état d’urgence devenu normal, agit de plus en plus en souverain.

Par la dépolitisation progressive du citoyen, devenu en quelque sorte un terroriste en puissance, l’Etat de sécurité sort enfin du domaine connu de la politique, pour se diriger vers une zone incertaine, où le public et le privé se confondent, et dont on a du mal à définir les frontières.

Giorgio Agamben est né en 1942 à Rome (Italie). Philosophe, auteur d’une œuvre théorique reconnue et traduite dans le monde entier, il vient de publier La Guerre civile. Pour une théorie politique de la Stasi, traduit par Joël Gayraud (Points, 96 pages, 6,50 euros) et L’Usage des corps. Homo Sacer, IV, 2, traduit par Joël Gayraud (Seuil, 396 pages, 26 euros).

Source : https://www.lemonde.fr – 21 décembre 2015

Face aux crises graves, “les gouvernements légalisent les dispositifs d’exception”

En quoi l’état d’urgence s’inscrit-il dans une longue tradition française de recours aux dispositifs d’exception face aux crises graves ? Doit-on s’inquiéter de la constitutionnalisation de l’état d’urgence ? Réponse avec Vanessa Codaccionni, maîtresse de conférence à l’université Paris 8, auteure de “Justice d’exception, l’Etat face aux crimes politiques et terroristes”.

L’ÉTAT D’EXCEPTION SELON GIORGIO AGAMBEN

Alors que la menace terroriste plonge le monde occidental dans une pratique normalisée de l’état d’urgence (comme on le nomme en France), il est fondamental de ressortir de nos bibliothèques un livre publié il y a seize ans. En 2003, Giorgio Agamben sort le deuxième tome de sa série Homo Sacer, intitulé « État d’exception ». Dans un essai complexe et engagé traduit de l’italien par Joel Gayraud, Agamben cherche à repenser le sens même de l’état d’exception en explorant ses origines dans le droit romain, son histoire dans les démocraties modernes occidentales, et la définition que lui a donné Carl Schmitt.

Au recto de la première page, on peut lire « Quare siletis juristae in munere vestro ? » (Juristes, Pourquoi êtes-vous silencieux sur ce qui vous concerne ?). Une invitation à l’action qui peut nous rappeler la citation de Karl Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde ; il faut désormais le transformer. »

Comment Pétain, Hitler, ou Mussolini arrivent-ils au pouvoir ? Agamben retrace l’histoire de l’état d’exception dans les démocraties occidentales modernes pour nous aider à comprendre le passé, ainsi que les transformations gouvernementales et juridiques que l’on observe actuellement dans les pays occidentaux.

Pour le philosophe italien, l’origine de l’état d’exception se trouve dans la Révolution française. Le 8 juillet 1791, l’Assemblée Constituante française vote un décret qui établit « l’état de siège », qui permet le transfert de l’autorité juridique au commandement militaire si la République est en danger. Appliqué dans une certaine mesure dans les années qui suivirent la révolution, l’état de siège est utilisé maintes fois par Napoléon, autant dans la guerre prussienne que contre la commune de Paris. Au moment de la Première guerre mondiale, c’est toutes les nouvelles républiques européennes qui basculent dans des formes variées d’État d’exception, et mettent dans la main de l’exécutif le contrôle du législatif. La France n’y échappe pas. En 1924, comme en 1935, les gouvernements français respectifs utilisent les pleins pouvoirs ou les décrets afin de contrôler la stabilité du franc. Contesté à l’époque comme une « pratique fasciste » par le Front populaire, l’auteur ne manque pas de nous rappeler que Léon Blum demanda lui-même les pleins pouvoirs en 1937 pour dévaluer le franc et lever de nouveaux impôts, ce qui ne lui sera pas accordé. L’Assemblée donna, par la suite, le droit de diriger par décret à Daladier en 1938 pour faire face la menace allemande, droit renouvelé en 1939 suite au début de la guerre. Pour Agamben, « Quand le maréchal Pétain prit le pouvoir, le parlement français était désormais l’ombre de lui-même ». Contrairement à une croyance populaire qui verrait l’accord des pleins pouvoirs à Pétain comme une rupture radicale avec l’ordre démocratique, Agamben rappelle la continuité des évènements qui ont mené à cette réalité.

Il suit le même raisonnement en retraçant l’histoire de l’état d’exception en Allemagne. L’état d’exception allemand trouve son origine dans l’article 68 de la constitution bismarckienne, qui attribuait à l’empereur la faculté de définir les modalités du droit en cas de guerre. Dans le contexte tumultueux de l’après-guerre, les députés introduisent dans la constitution de la République de Weimar de 1918 l’article 48, qui permet au président du Reich de suspendre les droits fondamentaux dans le but de « rétablir la sécurité et l’ordre public » si ceux-ci venaient à être perturbés ou menacés. On qualifie alors la République de Weimar de « dictature présidentielle », formule qui nous rappellera inéluctablement un terme souvent utilisé pour désigner la République française actuelle mise en place par De Gaulle. En 1925, Carl Schmitt, qui soutiendra pourtant le régime nazi sept ans plus tard, écrit que « aucune autre constitution au monde que celle de Weimar n’avais si facilement légalisé un coup d’État » (Schmitt 4, 25). Les gouvernements de la République de Weimar utilisent l’article 48 presque continuellement, notamment pour emprisonner des militants communistes et les faire juger par des tribunaux spéciaux qui permettent la peine capitale. En 1930, le gouvernement Brüning, mis en minorité par le Reichstag, a recours à l’article 48 pour dissoudre le Parlement, qui se réunira seulement sept fois en trois mois. Le 4 juin 1932, le Reichstag est dissout, et ne se réunira plus jusqu’à l’arrivée de Hitler au pouvoir. Le 20 juillet, l’état d’exception est déclaré sur le territoire prussien afin d’en prendre le contrôle exécutif. Hitler, devenu chancelier 1 mois plus tôt, promulgue le 28 février 1933 un « décret pour la protection du peuple et de l’État » qui suspend la constitution de la République de Weimar. À l’image de Pétain 7 ans plus tard, le parlement allemand est alors déjà mort (juridiquement ainsi que symboliquement dans les flammes de l’incendie).

D’après Agamben, la pratique de l’état d’exception aux États-Unis n’est pas nouvelle non plus, et fut même utilisé par les gouvernements successifs autant pour des raisons économiques que militaires. Agamben nous montre un fait méconnu de la posture purement dictatoriale d’Abraham Lincoln lors de la guerre de sécession entre 1861 et 1865, qui s’était justifié en expliquant que la nécessité et l’exigence populaire dominait le droit. Il a par exemple violé la constitution américaine en enrôlant 75 000 hommes, décision qui revient normalement au Sénat. À la fin de la guerre, il déclare l’état d’exception sur tout le territoire américain de manière à pouvoir passer en cour martiale tout insurgé ou rebelle. En 1917, Wilson obtient le contrôle complet de l’administration dans le cadre de la Première Guerre mondiale. En 1933, Roosevelt obtient les pleins pouvoirs pour faire face à la Grande dépression. L’état d’exception s’inscrit alors durablement dans le paysage politique et juridique américain. Cela se révèle lors de la Deuxième Guerre mondiale, lors de laquelle l’état d’urgence nationale est déclaré en 1939, menant 3 ans plus tard à la déportation de de 70 000 citoyens américains d’origine japonaise et 40 000 japonais.

Depuis, comment ces situations ont-elles évolué ? Agamben propose une comparaison osée, qui renvoie directement au titre de sa série : « Homo Sacer ». Dans le droit romain, l’Homo Sacer était un citoyen romain exclu du droit, pouvant ainsi être tué par n’importe qui. Agamben réutilise ce terme pour désigner des individus sortis du droit, mais paradoxalement, sortis par l’action du droit lui-même. En l’excluant du droit, le droit donne en effet à l’individu un statut juridique « hors du droit ». C’est la situation juridique dans laquelle se trouvent les juifs dans les Lagers nazis, ayant pour seule identité légale la caractéristique de « juif ». Agamben tente alors une comparaison : le statut des detainees, ces talibans capturés par les États-Unis en Afghanistan, est le même que les juifs dans les Lagers. En effet, suite à l’USA Patriot act voté par le Sénat après le 11 septembre 2001, le président Bush édicte un military order qui permet la détention indéfinie, ainsi que de juger ces détenus devant des « commissions militaires » (et non pas des tribunaux militaires). Les detainees ne jouissent pas du statut de prisonnier de guerre selon la convention de Genève, mais pas non plus de celui d’inculpé selon les lois américaines. Leur seule identité juridique est donc ce statut de detainee, comme en Allemagne nazie. Comparaison indécente jugeraient certains, elle interroge cependant sur les limites de l’état d’exception et la pente glissante dans lequel celui-ci nous entraine.

Pour construire une nouvelle théorie de l’état d’exception, Agamben déconstruit celle de Carl Schmitt, qu’il nous faut donc comprendre. Dans La Dictature (1921) et Théologie Politique (1922), Schmitt défini deux concepts : la dictature de commissaire et la dictature souveraine. Dans le premier cas, la dictature a pour but de restaurer la constitution en vigueur (en utilisant donc l’état d’exception), tandis que la dictature souveraine vise à changer la constitution en profondeur, la « révolutionner ». La volonté de Carl Schmitt, c’est d’inscrire l’état d’exception dans le droit, « être en dehors tout en appartenant » à celui-ci. Le souverain selon Schmitt est celui qui peut décider de l’état d’exception. Il a donc un rôle juridique. Son pouvoir consiste à annuler la norme, et créer un espace entre « hors du droit » et « dans le droit ». Le souverain se trouve donc « en dehors de l’ordre juridique normalement valide et cependant lui appartient, parce qu’il est responsable de la décision de savoir si la constitution peut être suspendue in toto». Pour Schmitt, ce rôle juridique en dehors du droit de l’état d’exception ne provient pas du souverain, mais c’est bien le souverain qui tire cette place de l’état d’exception.

Agamben se replonge dans l’histoire pour répondre à Carl Schmitt. Il revient au droit et au fait politique romain. Lorsqu’il y avait un « tumultus » (guerre, insurrection), le Sénat proclamait un « justitium » (suspension du droit). Cette action produit donc un vide juridique. Le Justitium ne crée pas de nouvelle constitution et ne peut donc pas être analysé sous le prisme de la dictature tel que le veut Carl Schmitt. Pourtant c’est là pour Agamben qu’est l’origine de l’état d’exception. Le « pouvoir illimité dont jouissent les magistrats » ne provient pas de pouvoirs spéciaux qu’on leur accorderait, mais de l’absence de droit leur empêchant l’action. Pour Agamben, Carl Schmitt confond état d’exception et dictature, une erreur intéressée de l’auteur. Celui-ci souhaitait absolument inscrire l’état d’exception (qu’il soutenait) dans la tradition des grandes dictatures romaines, plutôt que d’accepter ce qu’il est vraiment : un justitium, un vide, un arrêt du droit. Agamben en arrive à une conclusion qui pourra surprendre ceux qui utilisent ces termes dans leur sens politique commun : on ne peut décrire Hitler et Mussolini comme des dictateurs puisqu’ils sont légalement arrivés au pouvoir et n’ont jamais aboli la constitution, l’ayant seulement suspendu pour créer une juridiction parallèle. L’opposition dictature/démocratie ne permet donc pas de caractériser ces régimes, et l’état d’exception n’est donc pas une dictature, ni de commissaire, ni souveraine, mais bien un espace « anomique vide de droit ».

Pour continuer à construire la définition de l’état d’exception, le philosophe revient sur la définition de « force de loi ». Alors que le terme désignait à l’origine la « capacité à obliger », il devient lors de la Révolution française un terme qui désigne « l’intangibilité de la loi, y compris devant le souverain, qui ne peut ni l’abroger ni la modifier » (Article 6 de la constitution de 1791). Il faut comprendre la séparation entre efficacité de la loi (effet juridique) et force de loi (position de la loi par rapport aux autres actes juridiques supérieurs tel que la constitution, ou inférieurs tel les décrets et règlements exécutifs). Dans l’État d’exception, la loi n’a pas « force de loi ». Il y a donc un « État de la loi » où « la norme est en vigueur mais ne s’applique pas (n’a pas de force) » et « des actes qui n’ont pas valeur de loi en acquièrent la force ».

L’état d’exception est donc un « espace anomique » où il y a « force de loi sans loi », ce que l’auteur illustre par le concept visuel « force de loi ». L’auteur rajoutera qu’un des caractères élémentaires de l’état d’exception est la confusion entre actes du pouvoir exécutif et pouvoir législatif. En reprenant la définition de la force de loi, on comprend alors encore mieux cette phrase de Eichmann : « les paroles du Führer ont force de loi ». En effet, en tant que chef de l’exécutif qui a absorbé le législatif, rien ne sépare la parole du Führer de la loi.

Dans un rapprochement, accordons-nous là-dessus, un peu cynique, Agamben « met d’accord » Hannah Arendt avec le philosophe nazi Carl Schmitt sur leur critique du manque de tradition de la théorie de l’état moderne qui mène à mêler autorité avec tyrannie, laissant ainsi peu de place pour réfléchir à l’autorité en soi. Dans la Rome antique s’antagonisent l’auctoritas (autorité) et la potestas(pouvoir). Le Sénat romain peut être invalidé par la potestas des magistrats, mais l’auctoritas du Sénat peut suspendre le droit et ainsi les magistrats. L’auctoritas du Sénat est donc ce qui reste du droit si on le suspend intégralement.

Agamben en conclut que le système juridique occidental se divise entre l’élément normatif et juridique qu’est la potestas, et l’élément anomique et métajuridique qu’est l’auctoritas. La potestas a besoin de l’élément anomique pour s’appliquer, tandis que l’auctoritas ne s’affirme qu’à travers l’application où la suspension de la potestas. L’état d’exception est l’élément qui permet la liaison des deux, en se basant sur la fiction que l’anomie est en relation avec l’ordre juridique. La dialectique entre les deux éléments peut fonctionner, mais si l’état d’exception devient permanent, on bascule alors dans une « machine de mort ». Cet « État d’exception permanent », nous l’avons vu en Allemagne, où Hitler n’a jamais aboli la constitution, et a fait vivre l’état d’exception pendant 12 ans, ou aux États-Unis où le USA Patriot act et la détention indéfinie sont encore partie intégrante de la juridiction américaine. Pire encore, l’administration Obama a confirmé avec l’accord du Sénat que la détention indéfinie (qui viole pourtant absolument les principes de la constitution américaine) peut s’appliquer aux citoyens américains (qui se retrouveraient alors sortis de leurs citoyenneté).

En 2015, 12 ans après la sortie du livre, la France met en place l’état d’urgence pour faire face à la vague d’attentats terroristes qui a frappé le pays. Renouvelé cinq fois, l’état d’urgence finit par être incorporé dans le droit commun par Emmanuel Macron en 2017, plongeant la France dans l’état d’exception permanent décrit par Agamben. En 2018, lors d’une conférence en Italie, Agamben ose une comparaison provocatrice : la France actuelle serait l’archétype juridique et étatique de l’Allemagne des années 30. Comparaison glaçante pour toute personne ayant déjà ouvert un livre d’histoire.

À ce problème, Giorgio Agamben propose une solution anarchisante. Pour lui, impossible de « revenir à un état de droit », puisque par la réflexion qu’il propose, les concepts même d’État et de droit sont remis en cause. La politique aurait été « contaminée par le droit », et au lieu d’être un simple pouvoir constituant (« violence qui pose le droit »), elle devrait occuper l’espace qui s’ouvre dans la non-relation entre le droit et la vie. Le droit devient un pur outil : « Un jour, l’humanité jouera avec le droit comme les enfants jouent avec les objets hors d’usage, non pour les rendre à leur usage canonique, mais pour les en libérer définitivement. »

Agamben conclut : il y aura alors un « droit pur », et une « parole non contraignante, qui ne commande et n’interdit rien » (l’opposition absolue des paroles du Führer qui ont force de loi), « mais se dit seulement elle-même, sans relation à un but. Et entre les deux, non pas un État originaire perdu, mais l’usage et la pratique humaine dont les puissances du droit et du mythe avaient tenté de s’emparer dans l’état d’exception. »

Source : https://lvsl.fr/letat-dexception-selon-giorgio-agamben/ – 28/11/2019

18 nov. 2020

Pass sanitaire et état d’urgence : quand le gouvernement dicte (vraiment) la loi aux députés

Le 11 mai, le projet de prolongement de l’état d’urgence sanitaire a été refusé à l’Assemblée. Mis en minorité par ses alliés du Modem, le gouvernement a demandé un nouveau vote dans la foulée. La délibération législative a-t-elle encore du sens ?

Sous couvert de “sortie de l’état d’urgence sanitaire”, le gouvernement demande en réalité la prolongation d’une dérogatoire au fonctionnement normal de nos institutions, et en particulier du contournement du parlement.

Bernard Stiegler : Etat d’urgence, géopolitique, Médias, Gilets Jaunes
Diffusée en direct le 17 avr. 2019

11 OCTOBRE 2019