« Installée sur la jetée des Pâquis, face au Jet d’eau, la sculpture de Davide Dormino AnythingToSay? représentant les lanceurs d’alerte Edward Snowden, Chelsea Manning ainsi que Julian Assange sera officiellement inaugurée le samedi 5 juin 2021 à Genève. Nombre d’éminents invités prendront part à l’inauguration. L’association des usagers des Bains des Pâquis, initiatrice et organisatrice de l’événement, présentera également une exposition sur les lanceurs d’alerte et animera un débat à 18h. «
Le texte que nous publions est l’allocution prévue à cette occasion par Yasmine Motarjemi, co-lauréate du Prix GUE/NGL de la liberté de l’information (2019).
Article originale : www.infomeduse.ch
Mesdames et messieurs,
Un jour, j’ai demandé à mon petit-fils, que ferais-tu si tu voyais un enfant agresser ta sœur ? Il m’a répondu : “Et si je ne voyais pas” ? Une réponse qui m’a laissée perplexe. La question invite à réfléchir. Voir ou ne pas voir ? Telle est la question.
En l’état actuel de nos lois et du système gardien de nos droits, dans les deux cas, les citoyens consciencieux pourraient être impliqués. J’ai eu le malheur de voir et d’agir dans l’intérêt de la société. Depuis, ma vie a été brisée.
L’histoire des lanceurs d’alerte persécutés et de certains journalistes, à l’instar de Julian Assange ou Daphné Caruana Galizia, pourrait vous paraître une tragédie personnelle. Mais, leur histoire s’inscrit dans le cadre de la sauvegarde de l’intérêt général et est étroitement liée aux valeurs de la société. Dès lors, il ne s’agit plus seulement de leur vie, mais de vous, les citoyens, et de vos intérêts : votre santé, votre sécurité, vos droits et vos valeurs.
Votre soutien à la protection des lanceurs d’alerte et à leur revendication de justice, n’est pas seulement un geste envers des individus stigmatisés. C’est un geste pour la collectivité, pour protéger vos droits : le droit de savoir, le droit à la liberté d’opinion et d’expression, le droit à votre sécurité et protection, et le droit à la justice. Tous, des droits fondamentaux.
Les lanceurs d’alerte ont fait le choix de voir, de vous informer, et certains même de se battre pour vous. Ils l’ont fait en payant un prix très cher, en sacrifiant leur vie et le bien-être de leur famille. Mais, plus que le récit de l’effondrement de leur vie, leur histoire questionne les principes de la société dans laquelle nous voulons vivre. Notre tolérance au mensonge, à la corruption, à la violence, à l’injustice, à l’impunité que nous accordons aux pouvoirs pernicieux et les risques que nous acceptons pour nous-même, pour notre famille ou pour notre monde.
Nous vivons un moment historique. Nous connaissons une crise sanitaire sans précédent dans l’histoire récente de notre planète. Nous avons fait de nombreux sacrifices, en solidarité avec les personnes vulnérables et nos personnels de santé. Nous sommes assaillis par un grand nombre de problèmes sociaux et urgents, un tsunami sanitaire, social et économique.
Mais, rappelez-vous que cette crise est, à l’origine, l’histoire de deux lanceurs d’alerte chinois. Celle des Drs Li Wenliang et Ai fen, qui au lieu d’être écoutés, ont été harcelés par un Etat puissant dont le manque de transparence a choqué le monde et provoqué un bouleversement . Alors, quelle leçon tirer de cette crise et de ces sacrifices pour l’avenir, pour nos enfants, pour notre planète ? Dans le monde après COVID, allons-nous retourner aux mêmes pratiques, celles qui nous ont, en premier lieu, mené à ce désastre ? Persécuter les lanceurs d’alerte et ignorer leurs messages ?
La COVID, aussi grave qu’elle soit, n’est que la petite histoire. Notre mode de fonctionnement allant de notre tolérance pour la violence physique ou psychique à la gestion des risques sanitaires, environnementaux, et les injustices sont sources de divers problèmes de santé publique.
Notre monde est en danger. L’exploitation effrénée de nos ressources naturelles, l’injustice sociale, l’esclavage moderne et les conflits armés sont des présages de crises encore plus graves. Mais à la base, il y a les questions d’éthique, d’intégrité et de conscience individuelle ainsi que l’exemple que nos dirigeants donnent par leurs pratiques. A chaque maillon de notre système professionnel, social et politique, le respect de ces valeurs est essentiel, car on ne peut construire un monde meilleur sur des fondements chancelants. Les lanceurs d’alerte se battent pour ces valeurs. Du professeur d’université, au PDG des entreprises ou politiciens, nous devons appliquer la tolérance zéro pour les élites qui enfreignent nos valeurs morales ou nos lois. On doit exiger qu’ils en rendent compte.
Dans le cadre de la COVID, nos autorités nous demandent d’être solidaires. Mais, quelle solidarité quand par notre fonctionnement et un laisser-faire, nous manquons à notre devoir de lutter pour l’intérêt général ? Lutter contre la corruption ou tout dysfonctionnement qui impacte la société localement ou globalement. Quelle solidarité si, ici en Suisse, nous décidons de jouer à part, de suivre des règles différentes de celles que nous attendons des autres pays ? Quelle solidarité quand les lanceurs d’alerte qui sacrifient leur vie pour l’intérêt général rencontrent l’indifférence de la société civile et le laxisme de nos autorités ? Il ne peut y avoir de solidarité tant qu’il n’y a pas de justice et de respect des droits de ce qui compose notre monde.
De la culture au sport, dans l’éducation, la médecine, l’ alimentation, les transports, la nature et l’ environnement nous bénéficions du meilleur, voire du luxe. Ceux-ci marquent nos progrès et notre prospérité. Mais, qu’en est-il de notre Humanité ? Par manque de transparence, par notre système judiciaire, nous occultons la corruption, nous favorisons crimes et injustices et ainsi nous contribuons aux conflits. Nous accordons l’impunité aux élites malfaisantes, en même temps nous ostracisons ceux qui se battent pour le bien de la société. Sans justice, la société serait dépourvue d’humanité.
Nous voyons l’inacceptable mais restons apathiques et nous recevons les griefs des victimes avec la cruauté de notre indifférence. Nous sommes un peuple souverain, mais nous n’avons pas droit aux vérités qui importent. Nous sommes en démocratie, mais nous craignons d’exprimer le fond de nos pensées. Nous sommes un pays neutre et en paix avec le monde, mais nous vendons des armes tout en sachant qu’elles vont être employées pour tuer.
Certes, nous sommes un peuple avec les meilleures intentions, mais, c’est juste là notre faiblesse, car comme dirait le politicien Irlandais, Edmund Burke (1729-1797) “pour triompher, le mal n’a besoin que de l’inaction des gens de bien.”
Mon histoire personnelle en est une preuve. Celle d’une personne qui voulait juste faire son travail dans un domaine aussi important que l’alimentation et la santé, au sein d’une entreprise multinationale connue pour son business d’excellence. Néanmoins, j’ai fait l’expérience des monstruosités au sein de sa direction : le mensonge, les menaces, la trahison, la tricherie, l’abus de pouvoir, l’agression psychique ainsi que la négligence dans la gestion des risques. On a détruit ma crédibilité et ma réputation, l’œuvre d’années de travail et on m’a privée de mon avenir professionnel. On m’a volé des années de vie et on a saccagé les économies de toute une vie. Cela sans la moindre conséquence pour les auteurs. Ils ont été félicités, récompensés. Certains ont même été promus dans la hiérarchie professionnelle et sociale.
Mais, de nouveau, il ne s’agit pas que de moi et de ce que j’ai enduré. Si je vous rapporte les agressions qu’on m’a fait subir, ce n’est pas pour me lamenter sur mon sort. De même, si je ramasse une peau de banane, ce n’est pas pour faire de la gymnastique. C’est pour vous informer sur le fonctionnement de notre système de gestion de risques. Ce que vous risquez, vous alerter des crimes invisibles qui vous guettent et se perpétuent sous l’image d’une société d’excellence.
Ce qui est en jeu c’est la gestion des risques, la réaction de la firme aux reproches qui lui ont été faits, celle des autorités réglementaires et le silence qu’on m’a imposé.
Car pour les lanceurs d’alerte ce qui importe ce sont les leçons qu’on tire de leurs expériences et les corrections qu on apporte au système.
Malgré sa condamnation par la Cour, la multinationale concernée, le porte-drapeau de notre industrie, ne reconnait toujours pas ses fautes et n’a aucun regret car sa culture de mensonges et d’intimidation est son modus operandi. Ceci présente de graves risques pour les consommateurs du monde, car la gestion de la sécurité est avant tout une question de culture organisationnelle. Mais ce qui est encore plus grave, est qu’il n’y a eu aucune enquête sanitaire concernant sa gestion de la sécurité des aliments, ni une véritable sanction pour leurs représailles avérées. Pire encore, certains politiciens considèrent cette entreprise comme l’exemple d’une multinationale responsable. Ceci sans que personne ne réagisse.
En ce qui concerne la justice suisse, elle accepte le principe du secret professionnel sur un sujet qui touche pourtant la santé et la sécurité. Ceci dans une entreprise multinationale où les enjeux sont mondiaux.
Pouvez-vous imaginer qu’il m’a fallu tant de peine et plus de 10 ans, pour démontrer et rapporter ce type de défaillance dans la gouvernance sans obtenir justice ? Alors, combien d’autres crimes de cette sorte peuvent se passer en silence, sans jamais voir le jour ! C’est la menace qui pèse sur notre société.
Aujourd’hui, pour museler des témoins gênants, des crimes impliquant des tortures physiques et des assassinats se passent à travers le monde. L’assassinat de Daphné Caruana Galizia à Malte, ou d’autres journalistes, en est un exemple parmi tant d’autres. Mais, dans les milieux plus sophistiqués, on a recours à la violence psychique : exclusion, isolement, humiliation, discrédit, diffamation et d’autres actes de harcèlement. C’est ce qu’endure une proportion de nos employés, les plus honnêtes et consciencieux.
Cette violence au travail, sous le nez de nos autorités, est devenue un instrument pour faire taire les employés afin que nos entreprises, notre pays, soient plus concurrentiels, les riches plus riches et les élites immunes de répercussions, quel que soit leurs fautes ou la corruption sous-jacente. La compétition est importante pour motiver et faire progresser la société, mais quand elle se fait en l’absence de fair-play, d’équité, elle devient malsaine.
Le mensonge ou la corruption systémique ont atteint presque tous les milieux. De nos institutions étatiques au secteur privé, nos ONG, les organisations internationales, les médias, voire l’académie où naissent nos savoirs et nos jeunes sont formés. Au nom du business, du marketing, du rendement ou le pouvoir, tout semble permis sous des apparences soignées et maquillées.
Je me bats depuis de nombreuses années pour certaines causes. Pour le droit d’informer sur les vérités qui touchent à l’intérêt général. Pour le droit des citoyens de savoir afin de mieux se protéger et choisir en connaissance de cause. Pour le droit d’exercer sa profession de manière éthique et responsable sans être harcelé. Pour le droit à la justice et à la santé. Et pour le droit de faire respecter nos droits.
Mais ne vous trompez pas, mes soucis ne concernent pas seulement la situation suisse. Une question se pose: si dans un des pays les plus démocratiques et prospères au monde, un modèle pour la civilisation contemporaine, l’état de droit n’est pas respecté quel espoir pour les pays où règnent la tyrannie et le chaos ?
Alors, notre responsabilité est grande et nos faiblesses encore plus graves.
Mesdames et Messieurs, le monde, ce monde interconnecté, ne sera pas meilleur parce que nous avons décidé de fermer les yeux et de ne pas voir les menaces, les inégalités et les injustices. Si dans les pays où règne la dictature, la responsabilité des injustices et des crimes peut être imputée au pouvoir en place, ce n’est plus le cas dans les pays démocratiques. Là, c’est au nom du peuple.
Nous devons questionner notre système. Un changement de paradigme est nécessaire. La protection des lanceurs d’alerte, le respect de nos valeurs morales, devraient être les éléments intégrants d’un nouveau système de gouvernance.
Genève, la ville où siège la Commission des Droits de l’Homme et les autres organisations onusiennes est le meilleur lieu pour mener de telles réflexions, faute de quoi les tragédies du passé se répèteront.
Collaboration: Serèn Guttmann
Les Gagnants 2019 du prix GUE / NGL pour « Les Journalistes, Lanceurs d’alerte et Défenseurs du Droit à l’information» sont :
– Julian Assange, fondateur de WikiLeaks et actuellement en garde à vue au Royaume-Uni. Il a été expulsé de l’ambassade équatorienne la semaine dernière et se bat contre son extradition aux U.S.A.
– Yasmine Motarjemi, ancienne vice-présidente et lanceur d’alerte sur les manquements en matière de sécurité alimentaire chez Nestlé.
– Rui Pinto, Lanceur d’alerte des Football Leaks, actuellement détenu au Portugal en raison d’un mandat d’arrêt.
https://www.facebook.com/LanceurdAlerteOfficial/videos/667848213639029/
Comment la liberté de la presse est assassinée
La liberté d’informer est l’un des piliers de la démocratie.
Victor Hugo, 1848
Lanceurs d’alerte et journalisme
Pour les lanceurs d’alerte, les médias devraient être l’un des interlocuteurs privilégiés, n’en déplaisent aux multinationales qui nous traînent en justice. Les journalistes, dont le métier et le devoir est d’informer, voient en ces citoyens responsables de véritables fournisseurs de scoops.
Source : Stéphanie Gibaud – Panodyssey.com
Qui mieux qu’un artiste pouvait exprimer ce que représente le courage des journalistes et des lanceurs d’alerte face au rouleau compresseur que nous affrontons tous ? Le sculpteur italien Davide Dormino a souhaité rendre hommage à Assange, Snowden et Manning en créant Anything to Say? – trois statues en bronze qui se dressent sur trois chaises à côté d’une chaise vide. Les citoyens sont invités à avoir le courage de parler en se mettant debout sur la quatrième chaise pour « avoir une autre perspective, puisque ces trois icônes l’ont fait au prix de leur liberté », déclare l’artiste qui insiste sur le sens de son travail : « Les artistes ont toujours travaillé pour la liberté et avec liberté. » Les statues ont été visibles lors d’expositions itinérantes ; elles voyagent « comme un messager » explique l’artiste. Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans frontières, déclarait en 2015 devant le Centre Pompidou à Paris, debout sur la chaise vide de la sculpture, que les « journalistes sont les chiens de garde de la démocratie. Défendre les journalistes et la protection de leurs sources, les lanceurs d’alerte, n’est pas un privilège pour la démocratie. Sinon, il n’y a pas d’information mais uniquement de la communication et de la propagande ». C’est dans le même état d’esprit que Catherine Deneuve, marraine des statues pour cette occasion, lisait un texte du docteur Irène Frachon dont chacun des présents a retenu qu’« être lanceur d’alerte n’est pas un métier, c’est une obligation morale ».
Sans lanceurs d’alerte, les journalistes n’ont pas accès à certaines informations, ils ne peuvent savoir ce qui se passe véritablement au cœur des entreprises et des administrations : les « insiders » sont primordiaux. Élise Lucet, journaliste à France Télévisions, déclarait en janvier 2015 alors qu’elle recevait le prix Anticor ‘Éthique contre Casseroles’ que « sans lanceurs d’alerte, les journalistes ne peuvent pas faire leur métier correctement. » Nous, lanceurs d’alerte, symboles de résistance, qui avons rejoint le camp des turbulents, avons pu compter sur certains journalistes engagés et des médias indépendants. Grâce à la révélation d’affaires cachées jusqu’alors, les consciences des citoyens s’éveillent. Lentement.
La meilleure façon de cacher un secret est de ne pas en avoir.
Julian Assange
Entre autres fondateur de RootsAction.org et de Institute for Public Accuracy, le journaliste Norman Solomon travaille par ailleurs avec Reporters sans frontières à Washington. Il a collaboré à des événements avec des lanceurs d’alerte et des journalistes américains, notamment James Risen et Jeffrey Sterling. En tant que journaliste et militant, Norman a beaucoup travaillé à la défense de Chelsea Manning. Lorsque nous nous sommes rencontrés, nous avons partagé la nécessité d’échanger entre lanceurs d’alerte à l’international. Il me confiait alors :
Les individus et les communications entre chacun d’entre eux méritent d’être protégés alors que les gouvernements et les multinationales se devraient d’être transparents. Au lieu de cela, nous avons des gouvernements et des multinationales qui jouissent de protection tout en refusant ce même principe de protection aux communications des citoyens. En un mot, la protection et la transparence sont inversées. Nous avons besoin des lanceurs d’alerte pour mettre en lumière les activités situées à l’apogée du pouvoir, elles sont supposées être redevables démocratiquement aux citoyens.
Norman Solomon
L’information est en grand danger dans nos démocraties occidentales si l’on en croit les chiffres de 2017 du classement international de la liberté de la presse publié par Reporters sans Frontières, où les États-Unis et la Grande-Bretagne se situaient respectivement à la 43e et à la 40e place. Le journaliste Glenn Greenwald justifiait le 26 avril 2017 sur son compte Twitter cette notation par « l’obsession de la surveillance et les violations du droit de confidentialité des sources [qui] ont contribué au déclin continu de beaucoup de pays regardés comme vertueux auparavant ». Respectivement à la 35ème et 45ème place dans le classement 2020, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis se trouvent juste après la France, classée 34ème, loin derrière cinq pays d’Europe du Nord et la Jamaïque !
Choisir ou subir la médiatisation
La diversité des alertes, des personnalités des lanceurs d’alerte fait que certaines affaires sont ultra-médiatisées, d’autres à peine, quand d’autres sont ignorées. De manière paradoxale, les rescapés parmi les lanceurs d’alerte sont ceux qui n’ont pas été médiatisés et ont pu continuer à vivre grâce à un équilibre professionnel ; à l’opposé, des lanceurs d’alerte surmédiatisés ont fait de leur combat leur métier, comme le démontrent au quotidien les actions de Snowden, membre du conseil d’administration de la Fondation Freedom of the Press. Ce dernier avait choisi de révéler en juin 2013 les agissements de la NSA américaine via le journal britannique The Guardian en déclarant notamment :
Je n’ai pas l’intention de cacher qui je suis, parce que je sais que je n’ai rien fait de mal.
Edward Snowden
Mais tous les cas sont possibles. Pour ma part, depuis 2012, j’ai été sur-médiatisée alors que j’avais tiré la sonnette d’alarme en interne chez mon ex-employeur et à l’extérieur de la banque notamment à l’inspection du travail, qui m’avait demandé de porter plainte contre UBS. La médiatisation m’a assassinée professionnellement puisqu’elle me colle à la peau plus que n’importe quel qualificatif. Avant d’être une femme, je suis lanceuse d’alerte. Avant d’être une mère de famille, je suis lanceuse d’alerte. Avant d’être une cadre, je suis lanceuse d’alerte. Je suis considérée comme étant un individu attaché à un dossier. Chacun semble avoir oublié que j’ai eu une carrière, j’ai travaillé pendant plus de vingt-cinq années pour des entreprises et des administrations très différentes, j’étais reconnue dans mes fonctions, j’avais des compétences, des atouts, une expérience, un réseau. La médiatisation que j’ai vécue permet à chaque journaliste, association, étudiant de la planète de me contacter, de l’Argentine à la Russie ; mais elle a irrémédiablement stoppé ma carrière – l’éthique n’intéressant pas les entreprises, pas plus qu’elle n’intéresse nos administrations à ce stade. Je n’ai pourtant fait que préconiser des solutions pérennes. Plus surprenant encore, la médiatisation que je vis en tant que lanceuse d’alerte est un véritable boomerang puisqu’à la fois le Ministère des Finances et UBS s’accordaient pour communiquer dans les médias jusque fin 2018 que j’usurpais cette appellation de « lanceuse d’alerte » et que je ne serais qu’un témoin dans le dossier. Ils étaient de connivence pour m’enlever jusqu’à ma propre histoire. Hélas pour eux, la justice m’a donné raison il y a un peu plus de deux années, reconnaissant mon statut de collaboratrice du service public.
Par ailleurs, la médiatisation est un exercice complexe et très risqué, exposant le lanceur d’alerte puisque son employeur (ou ex-employeur) demande des droits de réponse dans les médias et n’hésite pas à porter atteinte à la dignité et à l’honneur du diseur de vérité. J’ai connu ce type de droit de réponse de la part d’UBS avant le prononcé du jugement prud’homal de mars 2015, notamment dans L’Obs (Réponse à l’interview publiée le 5 février 2015 – L’Obs n° 2622). Les informations sont écartées par l’entreprise qui ne communique que sur la personnalité de l’émetteur. Elle évite ainsi de parler du fond du dossier, préférant des insinuations liées à la personnalité de celui/celle qui dénonce le dysfonctionnement.
Cette sur-médiatisation de ma personne en tant que lanceuse d’alerte aidera-t-elle, au moins, à faire que les futurs lanceurs d’alerte soient mieux protégés, soient soutenus ?
Désintérêt médiatique pour certaines affaires
Les médias ont assassiné certains lanceurs d’alerte dénonçant des affaires de corruption, Pierre Condamin-Gerbier et moi-même en sommes victimes. A contrario, certaines affaires ne sont pas publiées, faute d’intérêt, de temps, de moyens et ce, malgré la persévérance des lanceurs d’alerte. On peut aisément imaginer, si l’affaire concerne directement le propriétaire de médias ou ses relations proches, qu’il soit demandé aux journalistes de l’enterrer, sur l’ordre de leur(s) hiérarchie(s).
Ainsi le lanceur d’alerte Alain Robert, ex-technicien de laboratoire bio-éthique spécialisé dans la fécondation in vitro a déposé plainte concernant des erreurs graves commises, entre autres, sur des embryons et des problématiques liées à la traçabilité de paillettes. Après avoir mené son combat en justice et alerté les autorités concernées, cet ex-cadre déclare avoir donné l’exclusivité à Mediapart et au Canard Enchaîné en mars 2014, mais les journalistes n’auraient pas montré d’intérêt sur les sujets dénoncés.
Il explique avoir ensuite alerté les media, notamment BFM TV, TF1, Le Parisien, Europe 1, RTL, France TV, Le Nouvel Obs, Le Monde en mars 2014 par un communiqué via l’envoi d’Emails, invitant les journalistes à une conférence de presse le 18 mars 2014, pour les informer sur les dysfonctionnements dont il avait pu avoir connaissance. Personne ne s’est rendu sur place, aucun journaliste ni media n’ayant trouvé le sujet d’importance. Pourtant le mois suivant, Le Parisien décrivait une situation similaire en Italie. Pourquoi le quotidien ne s’est-il donc pas intéressé aux dénonciations d’Alain Robert, dans un laboratoire français situé à Paris ?
Alain Robert a toutefois pu faire sa première apparition télévisée lors d’un direct chez BTLV en octobre 2017, où il m’accompagnait à l’occasion d’un plateau sur la (non) protection des lanceurs d’alerte aux côtés de la lanceuse d’alerte du Ministère des Affaires Etrangères Françoise Nicolas.
Depuis, les media n’ont pas été particulièrement plus attentifs à ses alertes puisque seul le media indépendant VECU lui a donné la parole, relayé sur les réseaux sociaux par le site Lanceur d’Alerte.Info
Alors que la Suisse est placée 8ème dans le classement 2020 de la liberté de la presse par Reporters sans Frontières, Yasmine Motarjemi explique qu’en gardant le silence, ou même en calomniant activement les lanceurs d’alerte, certains médias sont même de connivence avec les corrompus. Un des meilleurs articles écrits pour rapporter son expérience fut publié par Annabelle, un magazine féminin de Suisse alémanique. Yasmine déclare avoir été « impressionnée par le professionnalisme de la journaliste et du magazine féminin, alors que certains médias de référence l’ont soit censurée, soit calomniée ». Elle fait remarquer qu’en général, les médias ont traité son affaire comme si Nestlé était une PME suisse. Aucun journal anglophone ou de business (Financial Times, Wall Street Journal) n’a questionné les pratiques de management de la multinationale, alors que Nestlé est une multinationale cotée en Bourse à Wall Street et que, selon le code de NYSE, au-delà des performances financières, les entreprises ont également des obligations éthiques, qui n’ont pas été suivies dans son cas précis.
Yasmine Motarjemi est l’auteur d’une tribune dans le quotidien Le Temps intitulée « Les Lanceurs d’alerte resteront muselés » publiée le 7 octobre 2014 pour dénoncer le manque de protection de l’autre côté des Alpes. « En Suisse, la liberté d’expression est limitée parce qu’il y a une grande peur de représailles judiciaires, en d’autres termes : autocensure, même quand il y a la corruption et que des crimes sont commis. Suite à mon expérience, je pense que la liberté d’expression et la justice vont ensemble, surtout dans le cadre de whistleblowing ». Les propos de la lanceuse d’alerte vont dans le sens des déclarations de beaucoup de lanceurs d’alerte de toutes les nationalités, quand elle évoque les pressions vécues à tous les niveaux et qui ne sont, hélas, pas remontées par les médias : « Tant que les personnes qui donnent l’alerte et revendiquent leurs droits sont harcelées moralement (ce qui est une torture psychique) ou judiciairement (contre-procès pour diffamation, espionnage…), il n’y a pas de liberté d’expression. Quand les médias ne sont pas indépendants et couvrent les pouvoirs économiques ou politiques, il n’y a pas de liberté d’expression. Quant le système législatif tolère le harcèlement moral et le licenciement abusif, il n’y a pas de liberté d’expression. Quand la victime est ruinée par des procédures judiciaires, la perte de l’emploi, le chômage, quand sa carrière est détruite par la calomnie des collègues qui gardent le silence, quand sa vie et sa personnalité sont brisées, il n’y a pas de liberté d’expression mais seulement la culture de la peur. Quand la victime est lâchée seule contre les multinationales et que les organisations non gouvernementales tournent les yeux (par exemple, Transparency International, Amnesty ou les organisations humanitaires), il n’y a pas de liberté d’expression. Quand le monde professionnel lâche le lanceur d’alerte et garde le silence sur les crimes commis, il n’y a pas de liberté d’expression. Il y a seulement l’omerta. » En France, Le Monde avait consacré un article sur cette alerte concernant l’un des leaders mondiaux de l’alimentation en 2012, puis Euronews et seulement en 2017 France Culture (Les Pieds sur Terre, Les Citoyens qui changent le monde).
A l’initiative de l’Euro-député grec Stelios Kouloglou du groupe GUE/NGL au Parlement Européen, le prix Daphne Caruana Galizia a vu le jour en 2018. Il porte le nom de la journaliste d’investigation assassinée à Malte en octobre 2017 pour récompenser les « journalistes, lanceurs d’alerte et défenseurs du droit à l’information« . Depuis trois années, je suis honorée d’être membre du jury avec, entre autres, les Euro-députés Marisa Matias (Bloco de Esquerda, Portugal), Miguel Urban Crespo (Podemos, Spain) et quelques journalistes européens incluant Matthew Caruana Galizia (l’un des fils de la journaliste Daphne Caruana Galizia). En 2018, tout comme en 2019 et 2020, la couverture médiatique a été importante en Europe, à l’exception de la France. Pourquoi un tel silence des médias du pays des droits de l’homme, qui se targue d’être celui qui a adopté la loi Sapin II en 2016 et aurait ainsi inspiré la Directive Européenne sur la protection des lanceurs d’alerte, applicable dans les 27 pays de l’Union Européenne avant fin 2021 ?
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