Attitude désinvolte des autorités françaises dénonce Michel Forst – ONU

Témoin privilégié de ce déni, Michel Forst, rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des défenseurs des droits de l’homme, a dénoncé dans un entretien le 13 juin à Libération le « refus du dialogue par la France » au sujet de « son usage violent et excessif de la force » face aux gilets jaunes.

Michel Forst est une personnalité internationale engagée dans la défense des droits de l’homme. Il est actuellement le rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des défenseurs des droits de l’homme.

Interpellée par les Nations unies et d’autres organisations, la France s’est contentée d’une réponse floue, regrette Michel Forst. Le rapporteur spécial de l’ONU appelle Paris à prendre les suspicions de violences policières au sérieux.

Par Willy Le Devin
13 juin 2019 

«Ce refus du dialogue par la France nous heurte et nous inquiète»

LIBÉ : Diriez-vous que le gouvernement français entretient une posture de déni sur les violences policières ?

Oui, il me semble que le terme de déni de réalité n’est pas usurpé. Il y a quelques semaines, dans une lettre d’allégation, l’ONU a interpellé la France pour son usage violent et excessif de la force face au mouvement des gilets jaunes. En retour, le gouvernement s’est contenté d’un argumentaire sommaire, compilé dans un document d’une vingtaine de pages. Le contenu est très vague, les autorités enchaînant les phrases floues du type «l’usage de la force a été utilisé de façon strictement proportionné», «ce n’est pas parce qu’il y a blessure qu’il y a forcément bavure policière». Cette réponse n’est clairement pas à la hauteur des exigences des Nations Unies sur ce dossier.

LIBÉ : Qu’attendiez-vous concrètement du gouvernement ?

D’abord, des explications circonstanciées sur la brutalité de la réponse policière. Comme tout le monde, l’ONU a visionné l’importante masse de vidéos mises en ligne après les manifestations, dont certaines font état de blessures très graves. Nous ne nions absolument pas le niveau de violences atteint lors de certains défilés, mais nous cherchons à évaluer la pertinence de la riposte et la nécessité de son extrême vigueur. A minima, nous aurions aimé des explications tactiques, de méthodologie, mais aussi et surtout un bilan comptable le plus exhaustif possible du nombre de blessés. Et bien entendu les circonstances dans lesquelles ces blessures ont été commises. Il nous semble être du rôle de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN)[et de son équivalent en gendarmerie (IGGN), ndlr], de produire ce type de statistiques et de rapports.

LIBÉ : Pensez-vous que le silence de la Place Beauvau peut aussi résulter du caractère vexatoire de l’intervention de la haute commissaire aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, lorsque, le 6 mars, cette dernière a exigé une enquête approfondie ?

Peut-être, je ne sais pas. Néanmoins, je veux rappeler que le mandat de l’ONU est universel, et qu’à ce titre, la haute commissaire est fondée à interpeller la France comme elle le fait régulièrement avec d’autres pays, considérés il est vrai comme plus autoritaires. J’aimerais aussi rappeler le contexte de son intervention, car celle-ci a suscité de nombreux commentaires offusqués voire désagréables à l’endroit de Michelle Bachelet, au motif qu’elle a cité la France concomitamment avec Haïti et le Venezuela. Ce jour-là, son propos portait sur le devoir des nations de tout faire pour libérer les peuples de la terreur mais surtout de la misère, comme l’édicte la Déclaration universelle des droits de l’homme. Sans préjuger de ce qu’est devenu ensuite le mouvement des gilets jaunes, il semblait que les revendications de départ étaient d’ordre social. Michelle Bachelet a tenu à rappeler qu’en France également, une attention particulière doit être portée aux citoyens dans la misère. Ensuite, je pense qu’il est important de rappeler qu’au contraire, il ne s’agit pas d’un «rappel à l’ordre» exceptionnel. Un haut commissaire était déjà intervenu sous la mandature Sarkozy pour rappeler à la France ses obligations en matière de droit des minorités, puisque les Roms subissaient une politique agressive. De la même manière, l’ONU a demandé des garanties à la France durant l’état d’urgence.

LIBÉ : Qu’est-ce qui apparaît le plus problématique selon vous dans ce qu’on appelle «le maintien de l’ordre à la française» ?

D’abord, il y a l’usage de certaines armes, dont quelques-unes peuvent blesser gravement. Le LBD40 est incriminé dans de multiples cas. Il y a aussi l’usage en proportion très importante de différents types de grenades. Le choix de continuer à les utiliser est éminemment politique, et c’est précisément ce sur quoi nous aimerions qu’un dialogue s’initie entre les Nations unies et la France.

Mais il n’y a pas que les armes. Nous sommes inquiets des méthodes très rigides de canalisation des foules qui dissuadent les citoyens de manifester. Nous déplorons également les instructions de maintien en garde à vue de certains manifestants le temps que les cortèges se terminent. Et surtout, nous nous étonnons de l’absence totale de sanctions disciplinaires à l’encontre des policiers. Sur ce point, la hiérarchie policière rétorque que des enquêtes judiciaires approfondies doivent être menées avant de statuer sur une éventuelle illégitimité de l’usage de la force. Il est bien sûr fondamental que le temps nécessaire soit consacré à certaines enquêtes, mais on ne peut s’empêcher de constater une asymétrie dans la promptitude de la réponse pénale apportée. Nous avons des citoyens qui sont placés en détention provisoire, qui sont jugés en comparution immédiate, parfois sur la simple base de faits captés par la vidéo. Or, ces mêmes vidéos sont déclarées insuffisantes ne serait-ce que pour suspendre administrativement un policier ou un gendarme qui aurait eu un comportement inapproprié. Cette rapidité d’un côté et cette lenteur de l’autre envoient le signal d’une justice à deux vitesses, d’une différence manifeste de traitement entre les citoyens et les forces de l’ordre.

LIBÉ : Comment comptez-vous procéder pour que le gouvernement français considère vos demandes ?

L’ONU a vocation à engager un dialogue avec tous ses interlocuteurs. Nous allons le poursuivre, peut-être par une nouvelle lettre d’allégation, en espérant que cette fois-ci, les autorités reviennent à de meilleurs sentiments. Il y a peu, deux de nos rapporteurs se sont déplacés à Paris. Ils ont pu, grâce à la CNCDH [Commission nationale consultative des droits de l’homme], rencontrer un certain nombre d’interlocuteurs. Ainsi, ils ont pu discuter avec le ministère de la Justice, la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), les syndicats de policiers, de magistrats et d’avocats. Mais Christophe Castaner, lui, n’a pas daigné répondre à nos demandes d’entretien, de même que la direction de la police. Ce refus du dialogue nous heurte et nous inquiète, d’autant que la France est désormais interpellée par de nombreuses autres institutions internationales : l’OSCE, le Conseil de l’Europe, le Parlement européen. Cette constance appelle à notre sens une prise de conscience urgente de la part des autorités françaises.

A Toulouse, le 19 janvier.Photo Ulrich Lebeuf. Myo

La France épinglée par l’ONU : “Mieux comprendre les raisons pour lesquelles il y a eu cet emballement de violences”

Michel Forst, souligne sur franceinfo que les interrogations des Nations unies sont les mêmes que celles de la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe. 

06/03/2019

Michelle Bachelet, la haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU a réclamé mercredi 6 mars à la France une “enquête approfondie”sur les violences policières (“Gilets jaunes” : l’ONU réclame une enquête sur l'”usage excessif de la force” lors des manifestations) qui se seraient produites pendant les manifestations des “gilets jaunes”depuis la mi-novembre. Pour Michel Forst, un des rapporteurs spéciaux de l’ONU, invité de franceinfo mercredi, “l’idée est d’avoir (…) un rapport qui permettrait de mieux comprendre les raisons pour lesquelles il y a eu cet emballement de violences en France”. Pour l’ONU, c’est “la gestion des manifestations”et “l’usage [des LBD] qui est contesté”. Michel Forst souligne que les interrogations de l’ONU ont été celles de la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe. “Cette persistance d’interrogations devrait faire réfléchir la France”. Car, selon lui, c’est “laisser ces violences persister qui pourraient nourrir d’autres interrogations”.

franceinfo : Est-ce que la répression est trop forte en France ?

Michel Forst : Le fait que la haut-commissaire mentionne la France dans le discours d’ouverture n’est pas anodin. Cette liste est souvent guettée par les diplomates pour voir l’attention qui est portée par les Nations unies par les différents pays. La demande de la haut-commissaire vient relayer une demande qui a déjà été faite par plusieurs rapporteurs spéciaux à la France d’enquêtes approfondies sur les violences policières. On oublie que la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe est venue en France pour le même sujet. Cette persistance d’interrogations de la part de la communauté internationale devrait faire réfléchir la France. Nous savons qu’il y a des enquêtes qui sont menées par l’IGPN. Mais la demande est beaucoup plus formelle d’avoir une enquête approfondie qui dépasse le cadre des enquêtes individuelles menées par l’IGPN. L’idée est d’avoir une mission d’investigation qui vienne rencontrer différents acteurs pour ensuite rendre un rapport qui permettrait de mieux comprendre les raisons pour lesquelles il y a eu cet emballement de violences en France. On a cité l’usage des lanceurs de balles de défense, les grenades de désencerclement comme étant des moyens inappropriés pour la gestion de l’ordre public.

Est-ce que cette force n’est pas proportionnelle face à la violence de certains casseurs ?

C’est la gestion de l’ensemble des manifestations et l’usage de la force qui est questionnée par le Conseil de l’Europe et les Nations unies. Le fait qu’on ait tellement de signalements de blessures par lanceurs de balles de défense, que des signalements ont été faits, que des journalistes, des passants, des personnes paisibles, ont été également visés par ces armes qui sont violentes, c’est une des questions qui posent l’interrogation de la haut-commissaire. Il vaut mieux faire une enquête approfondie et révéler les résultats de l’enquête que de laisser ces violences persister qui pourraient nourrir d’autres interrogations.

Est-ce que ce sont vraiment les LBD qui posent problème ?

C’est la gestion des manifestations et de l’ordre public qui est questionnée par la haut-commissaire. C’est l’usage de ces armes qui est contesté. Je rappelle que la commissaire aux droits de l’homme (du Conseil de l’Europe) a demandé leur interdiction. Pour les Nations unies nous n’en sommes pas là encore. Nous demandons simplement qu’une enquête soit faite et que les résultats de l’enquête étant communiqués, alors le gouvernement français prenne les dispositions qui s’imposent.

« Il y a une campagne mondiale de diffamation et de criminalisation visant les défenseurs des droits humains »

par Thomas Clerget 18 février 2019 pour www.bastamag.net

Les Nations unies ont fêté les 70 ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Considérés comme des « défenseurs des droits humains », des femmes et des hommes les font vivre au quotidien : des journalistes, des lanceurs d’alerte, des blogueurs, des syndicalistes, des membres d’ONG, des magistrats, des activistes… Ils sont désormais la cible « d’une véritable offensive » au niveau mondial, selon le rapporteur spécial de l’Onu Michel Forst. Non seulement au sein des dictatures, mais aussi de la part de certains gouvernements européens, sud-américains, ainsi que d’entreprises multinationales. Entretien.

En photo : Hommage à la militante féministe brésilienne Marielle Franco, élue municipale de gauche à Rio, assassinée le 14 mars 2018 avec son chauffeur par des hommes armés à Rio, avec des balles provenant d’un lot de cartouches de la police fédérale / CC Midia Ninja.

Basta ! : Pourriez-vous nous rappeler la raison d’être de la déclaration des Nations unies sur les défenseurs des droits de l’homme – adoptée en 1998 –, et pourquoi votre mandat de « rapporteur spécial » a été créé deux ans plus tard ?

Michel Forst [1] : Les droits inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 sont des droits proclamés. Il faut ensuite les faire vivre de manière effective. C’est ce que font, sur le terrain, les défenseurs des droits humains, qui peuvent être aussi bien des défenseurs de l’environnement, des droits et des libertés individuels, ou encore des défenseurs des droits économiques, sociaux et culturels… A partir des années 1980, Un groupe de diplomates, d’ONG et d’États, au premier rang desquels la Norvège, ont voulu adopter une définition – via une déclaration de l’Assemblée générale des Nations unies – permettant de protéger ces personnes.

En 1998, leur travail a abouti à ce que l’on appelle la déclaration des Nations unies sur les défenseurs des droits de l’homme. Deux ans plus tard, ces mêmes pays on voulu créer un instrument plus contraignant que le texte seul. Un rapporteur spécial a été nommé par la Commission des droits de l’homme. Son mandat, au nom des Nations unies, lui permet de se déplacer dans les pays pour y observer la situation, de publier des rapports, d’intervenir auprès des gouvernements sur des cas individuels. Le rapporteur peut communiquer publiquement sur certaines situations importantes, mais aussi déclencher la mise en œuvre de mesures de protection pour des défenseurs menacés.

Quel type de personnes est-ce que cela concerne ? Qui sont les défenseurs des droits humains ?

Les États ont adopté une définition très large, étendue, de ce qu’est un défenseur des droits humains. L’article 1 de la déclaration parle de tout individu, groupe ou organe de la société – comme une ONG, un syndicat, une association ou des mouvements sociaux, au sens large. Mais un individu n’a pas obligatoirement à être membre d’une organisation pour être reconnu défenseur. La définition inclut également des institutions nationales. Dans la pratique, je reçois des demandes d’intervention concernant des journalistes, des lanceurs d’alerte, des blogueurs, syndicalistes, membres d’ONG, des magistrats, des activistes – comme les personnes qui aident les migrants en France, en Italie ou d’autres pays. Toutes ces personnes sont considérées par les Nations unies comme des défenseurs, et bénéficient par conséquent d’une protection internationale.

Cependant, à l’heure actuelle cette définition – qui avait initialement été adoptée par consensus entre tous les États – est vivement attaquée par un groupe de pays, environ une quinzaine emmenés notamment par la Russie, et parmi lesquels on trouve le Venezuela, le Nicaragua, le Burundi, la Hongrie, et d’autres pays. Ils tentent d’obtenir une définition bien plus restreinte des défenseurs, n’incluant que des organisations officiellement enregistrées et reconnues par l’État. L’idée sous-jacente, bien-sûr, n’étant pas de donner cette autorisation à tout le monde, et certainement pas aux plus critiques…

Pour la première fois, en mars dernier, alors que je présentais mon rapport devant le Conseil des droits de l’homme à Genève, la Russie – qui ne fait même pas partie du conseil – a demandé l’abolition de mon mandat. Si la bataille était gagnée – mais à ce jour, je ne pense pas qu’elle le sera – ce serait un coup dur porté au mandat ainsi qu’à la protection des ONG, et des défenseurs des droits humains dans le monde entier.

Cette vision restrictive a-t-elle néanmoins une chance de l’emporter ?

A ce stade, ces États mènent ce combat pour le principe. Mais il y a toujours une large majorité de gouvernements qui soutiennent l’idée selon laquelle le mandat du rapporteur spécial doit rester tel qu’il est, et que la définition des défenseurs des droits humains la plus large possible est aussi celle qui convient le mieux au droit international.

Quel bilan faites-vous, depuis le début de votre mandat en 2014, de la situation des défenseurs des droits humains dans le monde ? Ces derniers sont, dites-vous, de plus en plus ciblés…

Oui, le bilan est inquiétant, en tous cas à court terme. On voit une augmentation du nombre d’assassinats politiques des défenseurs des droits humains. On estime qu’environ 3500 d’entre-eux ont étés tués depuis 2000, dont plus de 1100 sur les trois dernières années, entre 2015 et 2017. Il y a une augmentation très importante du nombre d’assassinats, notamment en ce qui concerne des défenseurs des droits de l’environnement, dans des pays comme la Colombie, le Mexique, le Honduras ou le Guatemala. Ainsi que dans certains pays en Asie, mais l’Amérique centrale et l’Amérique latine sont les plus touchées par le phénomène. Dans ces pays, on voit le taux d’homicide général diminuer, et pourtant le taux d’homicide des défenseurs augmente.

Il y a une campagne mondiale de diffamation et de criminalisation visant les défenseurs, y compris dans certains pays d’Europe comme la Hongrie, la République Tchèque, la Pologne, mais aussi dans une moindre mesure en Autriche, en Allemagne, en France ou en Italie. Les défenseurs sont présentés comme des empêcheurs de tourner en rond, des alliés de l’étranger… C’est une tendance qui concerne la quasi-totalité des pays, et qui révèle l’existence d’une véritable offensive, bien que n’étant pas concertée, contre ces femmes et ces hommes qui essaient tout simplement de faire vivre les droits issus de la Déclaration universelle. Alors que l’on vient de fêter son 70ème anniversaire, les attaques contre les défenseurs sont de plus en plus fortes.

Vous évoquez la France : quel bilan faites-vous de la situation dans l’Hexagone ?

En France, le point le plus préoccupant concerne la situation des défenseurs des droits des migrants. A Vintimille, à Calais, dans les Alpes-Maritimes avec le cas de Cédric Herrou, et de toutes les personnes qui apportent une aide aux migrants. Dans ce cas, ce sont principalement des personnes, à titre individuel, qui revendiquent le fait de pouvoir mener une action indépendante, désintéressée, pour soutenir les migrants. Mais les autorités considèrent leur action comme contraire à l’ordre public, ou en tous cas à leur ordre public. Pour le reste, le cadre général est plutôt satisfaisant, en tous cas sur la question spécifique des défenseurs des droits humains.

Comment expliquez-vous cette dégradation plus générale de la situation ?

Je n’ai pas nécessairement d’explication globale. Des campagnes de stigmatisation sont menées un peu partout dans le monde. On observe une montée des extrémismes en Europe, l’arrivée au pouvoir de personnes comme Trump aux États-Unis, comme Bolsonaro au Brésil… De nouveaux dirigeants émergent, qui n’hésitent pas à s’attaquer aux protecteurs des libertés fondamentales. Un autre trait particulier du contexte est la lutte contre le terrorisme, souvent invoquée par les États pour s’en prendre de manière directe ou indirecte à toute personne qui remet en cause l’ordre public, ou le besoin de surveillance qui s’exprime de plus en plus ouvertement.

On voit des défenseurs qui sont mis sur écoute, arrêtés de manière préventive, maltraités plus ou moins gravement selon les pays. Et cette criminalisation, qui consiste à attaquer les défenseurs en invoquant la loi, est bien un phénomène très lié à la lutte contre le terrorisme. J’ai aussi été frappé par le nombre de représailles frappant des défenseurs qui essaient se s’adresser à moi ou aux Nations unies, et qui en retour sont arrêtés, comme en Égypte, aux Philippines, au Bahreïn, en Arabie Saoudite, au Burundi… Autant de pays qui sont pointés du doigt par les Nations unies.

Enfin, à côté de la répression menée par les États, on voit apparaître de nouveaux acteurs très dangereux pour les défenseurs. Ils l’ont en fait probablement toujours été, mais on ne l’avait peut-être pas suffisamment relevé par le passé. Ce sont notamment les firmes internationales. En particulier l’industrie extractive, l’agro-alimentaire ou les grands projets de barrage. Ces entreprises s’en prennent parfois aux populations autochtones ou à de simples paysans, souvent avec la complicité de l’État et l’appui de forces de sécurité, privées ou publiques. Il s’agit de menacer, voire de tuer des défenseurs de l’environnement, ou encore des populations indigènes.

Diriez-vous que vous êtes isolé face à cette évolution ? Ou bien suscite-t-elle des réactions, et pouvez-vous compter sur certains alliés ?

Depuis vingt ans, un certain nombre d’alliés se sont manifestés, notamment des États qui ont créé de nouveaux mécanismes de protection des défenseurs. La plus en pointe est l’Union européenne, qui a désormais toute une politique tournée vers les défenseurs, avec un budget important qui a permis la création d’ONG spécialisées. L’Europe finance également sur le terrain des mécanismes de protection. Par exemple, si un défenseur est en danger de mort au Burundi, l’UE peut, en l’espace de deux heures, lui faire quitter le pays et le mettre à l’abri à Nairobi (capitale du Kenya, ndlr) ou à Kampala (en Ouganda). C’est un budget qui permet, en urgence, de délocaliser les défenseurs en danger. Ensuite, des mécanismes de protection ont été développés sur le plan national avec parfois, pour les pays les plus dangereux, des dispositifs très lourds. Par exemple le Mexique, la Colombie, le Honduras, ont un mécanisme national de protection qui implique des voitures blindées, des gilets pare-balles, des gardes du corps. Tout cela coûte une fortune à ces pays.

Il y a aussi beaucoup d’ONG, sur le terrain, qui sont aux côtés des défenseurs, qui vivent avec eux, les protègent. Par exemple les Brigades de paix internationales, qui sont des personnes – souvent des Français, des Anglais ou des Américains – qui partent vivre avec les défenseurs les plus menacés, restent à leurs côtés… L’idée est que l’on osera pas attaquer un défenseur s’il est physiquement accompagné par un occidental, parce que l’on craint d’éventuels problèmes diplomatiques avec ces pays. Cela fonctionne plutôt bien. Il y a aussi un réseau qui a été développé avec l’aide de l’UE et des États-Unis, celui des « villes refuges », dans lequel des familles entières sont parfois relocalisées, avec par exemple la scolarisation des enfants. Un soutien réel s’est donc mis en place au niveau international, de la part de quelques États notamment.

De quels États en particulier viennent les financements qui alimentent ces programmes ? Qui joue le jeu sur ce point ?

On a d’une part l’Union européenne, avec un budget de l’ordre de 500 millions d’euros sur trois ans, ainsi qu’un groupement d’États emmenés par les États-Unis, avec la Norvège, la Suède, la Suisse, le Liechtenstein… Puis des États individuellement, comme l’Irlande, la Finlande, le Canada, qui consacrent des fonds assez importants au soutien des défenseurs. Les ambassadeurs de ces pays peuvent également intervenir sur le terrain, par l’observation de procès, ou en affichant sur le terrain leur soutien à certains défenseurs. Il y a tout un réseau qui est d’un réel soutien, et qui finance également une partie de mes activités.

Le discours qui consiste à dire, “De toutes manières aujourd’hui, plus personne ne respecte les droits humains et leurs défenseurs”, est donc à prendre avec précautions ? Certains États jouent toujours le jeu…

Oui, mais la question pour ces pays est celle de la cohérence. C’est à dire qu’ils doivent être aussi cohérents en interne qu’ils peuvent l’être à l’extérieur. Un pays comme la France par exemple, au delà de la seule question des défenseurs, a certainement des progrès à faire dans d’autres domaines. Mais je trouve intéressant de voir ces pays ne pas hésiter à prendre publiquement la parole. Récemment, sur l’affaire Khashoggi, le Canada n’a pas hésité à s’exprimer publiquement de manière assez forte [2]. Ces pratiques jouent un rôle intéressant, en faisant connaître le mécontentement d’un État quand des défenseurs sont attaqués.

La cohérence ne manque-t-elle pas aussi, parfois, sur le plan extérieur ? La France a été plus discrète vis-à-vis de Ryad concernant l’affaire Khashoggi ou les militantes emprisonnées, de même qu’elle l’est vis-à-vis de la répression terrible des activistes en Égypte…

Tout à fait. Il y a des considérations d’ordre diplomatique qui interviennent, et nous savons que cette diplomatie fait souvent une large place aux intérêts économiques. En tous cas, c’est ce qui se passe avec la France. Et bien évidemment, les États avec lesquels un pays a de fortes relations économiques sont des États qui sont probablement moins ciblés que d’autres par la diplomatie. Il est effectivement d’autant plus facile de prendre la parole que l’on a pas de relations diplomatiques avec un pays donné, et que des marchés ne risquent pas de vous échapper.

Propos recueillis par Thomas Clerget