Gardes du corps des journalistes de BFMTV « payés au noir » ?

Par Benoît Zagdoun France Télévisions le 22/06/2019

Durant les manifestations des Gilets jaunes, la chaîne BFM TV a sous-traité la protection de ses reporters à une société de sécurité basée en Angleterre. Un intermédiaire qui a fourni à la chaîne des gardes du corps… payés au noir, et qui semblaient, pour certains, peu préparés.

Un agent de protection rapprochée affirme avoir été engagé avec d’autres pour une mission sans contrat de travail. L’intermédiaire assure avoir agi pour le compte d’une entreprise britannique sur qui il rejette la faute. Les professionnels français du secteur déplorent cette concurrence étrangère qu’ils jugent déloyale.

Des journalistes s\'abritent sur les Champs-Elysées, le 8 décembre 2018, à Paris, pendant la manifestation des \"gilets jaunes\".
Des journalistes s’abritent sur les Champs-Elysées, le 8 décembre 2018, à Paris, pendant la manifestation des « gilets jaunes ». (YANN CASTANIER / HANS LUCAS / AFP)

La crise des « gilets jaunes » a contraint les rédactions à engager des gardes du corps afin de protéger leurs journalistes, car les agressions se multipliaient à l’encontre des reporters venus couvrir les manifestations. Un marché s’est soudainement ouvert aux entreprises du secteur. Et selon un blog sur la sécurité, ces nouvelles opportunités ont donné lieu à des dérapages : des agents de protection rapprochée recrutés pour défendre les équipes de BFMTV auraient été employés en dehors de tout cadre légal. Dans le live de franceinfo, vous nous avez demandé s’il s’agissait d’une « fake news ». France Info a mené l’enquête.

Des agents recrutés via WhatsApp

Début mai, Franck*, ancien militaire reconverti dans la sécurité privée, est tuyauté par un ami : on recherche des agents de protection rapprochée (APR) pour assurer la sécurité des journalistes de BFMTV en reportage sur les manifestations des « gilets jaunes ». Franck saute sur l’occasion. « Je prends la mission. Je me dis que ça fera bien sur mon CV », raconte-t-il à franceinfo. Via l’application de messagerie WhatsApp, il entre en relation avec un certain Hichame Aït-Tabi, qui semble gérer le dossier pour le compte de l’entreprise britannique Armstrong Security. Puis il rejoint un groupe de discussion ad hoc.

« Ce groupe sera destiné à vous communiquer les missions et que vous me transmettiez vos rapports de prise et de fin de service », explique Hichame dans un message. « Il n’est pas fait pour discuter ou échanger, il est [fait] pour que je puisse vous envoyer des informations concernant les missions », précise un autre message. Chaque agent de sécurité est invité « à se manifester » sur le groupe « en disant quel secteur il souhaite couvrir ». A Paris, Lyon ou Bordeaux, par exemple.

Capture d\'écran d\'une conversation sur WhatsApp à propos de missions de protection pour des journalistes de BFMTV.
Capture d’écran d’une conversation sur WhatsApp à propos de missions de protection pour des journalistes de BFMTV. (FRANCEINFO)

Des missions dans une douzaine de villes leur sont promises. Et les offres d’emploi tombent rapidement. « J’aurais besoin de deux agents de protection cet après-midi à Saint-Etienne-du-Rouvray », prévient un message jeudi 16 mai. La mission sera rémunérée « 20 euros net de l’heure ». En quelques minutes et d’un simple texto, les agents postulent aux missions qu’ils souhaitent assurer. Un autre groupe WhatsApp sert aux agents à signaler le début et la fin de leur journée de travail.

Capture d\'écran d\'une discussion dans un groupe WhatsApp.
Capture d’écran d’une discussion dans un groupe WhatsApp. (FRANCEINFO)

Pour Franck et son binôme, ce sera Saint-Brieuc, les 17 et 18 mai. « La procédure normale est la suivante, expose l’agent. Vous prenez contact avec une entreprise pour une mission, vous envoyez votre CV, votre carte professionnelle, votre carte de Sécurité sociale, votre carte d’identité et votre relevé d’identité bancaire, vous recevez le contrat puis l’ordre de mission, vous l’effectuez et ensuite vous recevez votre fiche de paie et votre paie par virement. »

Mais ici, la procédure n’a pas été respectée, raconte l’ex-soldat. « Arrivés sur place, on n’avait toujours pas d’ordre de mission ni de contrat. Je me suis dit : ‘Il y a quelque chose là-dedans qui ne va pas. Ça pue' », relate-t-il. Franck accomplit tout de même sa mission de protection, avant de s’enquérir à nouveau de son contrat et de sa paie. A la fin mai, Franck touche finalement son salaire sous la forme d’un virement de 780 euros de la part d’Hichame par Western Union. Il affirme avoir également reçu début juin un contrat antidaté, censé régulariser sa situation.

Photo d\'un récépissé de réception d\'un paiement par Wester Union fait au nom d\'Hichame Ait Tabi.
Photo d’un récépissé de réception d’un paiement par Wester Union fait au nom d’Hichame Ait Tabi. (FRANCEINFO)
Scan d\'un contrat pour un agent de protection rapprochée établi par une entreprise de sécurité privée.
Scan d’un contrat pour un agent de protection rapprochée établi par une entreprise de sécurité privée. (FRANCEINFO)

« Ce n’est absolument pas habituel de recruter des agents par WhatsApp, dénonce Patrick Roset, secrétaire général du Syndicat national des agents de protection physique de personnes (SNAPPP). C’est un outil que nous utilisons entre nous pour fluidifier les communications lors de la mission et uniquement à cet usage. A la fin de chaque mission, le groupe est dissous. » En outre, les agents ne sont « jamais rémunérés par Western Union ». « La méthode décrite n’est ni plus ni moins qu’une infraction au Code du travail », juge le syndicaliste.

Travailler au black, on l’a tous fait. Mais en France, jamais de la vie. Là, c’est du grand n’importe quoi.Franckà franceinfo

« Tout a été géré par Hichame, accuse Franck. Il a préparé le groupe. Il a mis en place le dispositif. Il avait l’argent. » Franck compte « porter plainte contre BFMTV, Armstrong Security ainsi que Hichame pour préjudice moral, abus de confiance et mise en danger de la vie d’autrui ». L’agent de protection estime qu’ils n’ont probablement pas été les seuls à faire les frais de ce fonctionnement. Et il affirme avoir alerté le Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS). Sollicité par franceinfo, ce service, rattaché au ministère de l’Intérieur et chargé de délivrer les cartes professionnelles aux agents et les autorisations d’exercer aux entreprises du secteur, puis de les contrôler, n’a pas répondu à nos questions.


BFM TV obligé de quitter la place de la République. Gilets jaunes acte 23, 20 avril 2019

BFMTV « va porter plainte »

A BFMTV, une source proche du dossier reconnaît « un dysfonctionnement »« Il va y avoir une enquête. On va porter plainte, promet-elle. On travaille avec une société prestataire. Ça fait d’ailleurs un moment qu’on bosse avec elle et on n’avait jamais eu de problèmes. Mais on met un terme à ce contrat, car on déplore que cette entreprise n’ait pas assumé ses responsabilités. » Cette source laisse entrevoir les mécanismes qui ont pu conduire à de tels pratiques. « En plein cœur de la crise des ‘gilets jaunes’, quand on envoie 80 journalistes sur le terrain, il faut 80 agents ». Or « les agents de protection rapprochée sont majoritairement des free-lances qui travaillent au contrat ».

On n’emploie pas de gens au noir. Une source à BFMTV à franceinfo

A la rédaction, François Pitrel, président de la Société des journalistes de BFMTV, garantit n’avoir« jamais eu de problème » avec les gardes du corps engagés pour protéger les reporters de la chaîne. « Les mecs qu’on a sur le terrain, ce ne sont pas des vigiles, ce sont des mecs formés à la sécurité, hyper carrés et super bons, atteste-t-il. Les rares fois où on a eu un souci, où un journaliste se faisait bousculer en plein direct, on l’a fait remonter pour faire en sorte qu’on ne fasse plus appel à son garde du corps. » Le reporter veut bien croire qu’« il y a peut-être eu des dérives », mais « BFMTV n’est pas responsable de ses sous-traitants ». En outre, fait-il valoir, « ce sont souvent les mêmes » agents qui assurent la protection des journalistes de la chaîne. « Si les conditions de travail posaient problème, ils ne reviendraient pas. »

« Imaginez qu’il y ait eu un problème, qu’un journaliste se soit pris un pavé ou se soit fait prendre à partie, c’est de l’inconscience », s’alarme Jean-Pierre Diot, vice-président de la Fédération française de la protection rapprochée. Ce dernier juge « regrettable » le recours à une société étrangère, « alors qu’il y a des prestataires français qui travaillent vraiment bien ». « S’ils nous avaient appelés, on leur aurait conseillé des entreprises sérieuses », glisse-t-il. Jean-Pierre Diot laisse entendre que le choix d’un prestataire étranger a pu être dicté par une volonté de réduire les coûts, or « si on veut des professionnels ça a un coût ». De même, il se demande si tous les agents recrutés disposaient d’une carte professionnelle.

Contrats courts et concurrence étrangère

Quant à Hichame Aït-Tabi, il plaide la bonne foi et rejette la faute sur Armstrong Security. « Pour moi, c’était une société carrée, jure-t-il. On ne m’a pas employé en tant que gestionnaire. On m’a engagé pour être un agent de protection comme les autres, c’est tout. On m’a demandé de gérer un dispositif pendant deux jours pour un remplacement en pseudo chef d’équipe. Je n’ai pas été formé pour être agent administratif. » « A aucun moment je n’ai engagé qui que ce soit, soutient l’intermédiaire. Je transmettais les infos, c’est tout. » Et s’il a envoyé de l’argent à Franck par Western Union, c’est parce que l’agent était « pressé d’avoir son salaire ».

Je ne veux pas me retrouver dans la merde. Je ne m’amuse pas avec ces gars-là, ce sont d’anciens militaires. Je n’ai rien à gagner dans cette affaire. Hichame Aït-Tabi à franceinfo

« J’étais content d’avoir du travail comme tout le monde », mais « je ne me serais jamais mis dans un tel pétrin », déclare l’intéressé. « Je n’ai travaillé que deux jours avec eux. Je me suis aussitôt retiré du dispositif. Ça m’a fait peur. » Contacté à plusieurs reprises par franceinfo, Armstrong Security n’a pas répondu à nos questions.

« Depuis la professionnalisation de notre métier, nous pouvons avoir quelques dérapages avec certaines entreprises étrangères qui exercent sur notre sol et qui s’imposent sur certaines prestations sans contrôle des agents ni des entreprises prestataires. On a eu le cas récemment sur le Festival de Cannes », fait remarquer Patrick Roset, le secrétaire général du SNAPPP. Le problème, déplore-t-il, c’est que « les agents du CNAPS n’ont pas les moyens de réaliser de tels contrôles ».

Il arrive souvent que des entreprises étrangères soient prestataires sur notre territoire sans qu’elles aient obtenues d’agrément spécifique pour un droit d’exercer. Et nous nous retrouvons face à des agents étrangers n’évoluant pas avec la même contrainte légales que les agents français.Patrick Rosetà franceinfo

« Il y a quelques années, il n’y avait pas besoin de certification pour travailler. Il suffisait d’avoir une bonne carrure, des oreilles de lutteur et de grogner et on vous embauchait. Aujourd’hui, il faut passer par une formation qui coûte cher », décrit Jean-Pierre Diot. « On se troue le cul pour avoir une carte professionnelle, on paie très cher une formation d’APR et on nous prend pour des cons », abonde Franck, en colère.

C’est difficile pour les agents de protection d’obtenir un temps de travail complet. Ce sont des gens qui travaillent quelques jours par-ci par-là, qui ont deux ou trois casquettes. Il y a très peu de gardes du corps qui vivent de leur métier à plein temps.Jean-Pierre Diotà franceinfo

« L’Etat va se retrouver confronté à un gros problème de sécurité autour des Jeux olympiques », prédit le vice-président de la FFPR. « Il faudra des milliers de personnes pour sécuriser les sites. »Et de s’interroger : « Les agents du CNAPS sont-ils assez nombreux pour pouvoir contrôler ? »

* Le prénom a été changé.

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