L’UE adopte une directive pour renforcer la protection des lanceurs d’alerte.
Ils restent discrets, vivent parfois cachés, et mettent leur vie en danger pour le bien de l’humanité… Les superhéros ? Non, les lanceurs d’alerte ! Cette expression a commencé à être popularisée au début des années 2000. Elle désigne des individus qui divulguent des informations confidentielles ou font état de menaces économiques, environnementales, politiques… dans le but de préserver le bien commun.
Les ministres de l’UE ont adopté lundi une directive permettant de protéger les lanceurs d’alerte, qui pourront avertir l’opinion publique d’un scandale financier, sanitaire ou environnemental sans crainte de représailles.
Le rôle de ces « whistleblowers« est à nouveau au coeur de l’actualité aux Etats-Unis, où un deuxième lanceur d’alerte vient de sortir du silence pour livrer des informations sur l’affaire ukrainienne à l’origine d’une procédure de destitution contre Donald Trump.
Réunis à Luxembourg, les ministres de la Justice ont avalisé ces nouvelles règles, qui doivent être transposées par les États membres dans leur droit national dans les deux ans.
Panama Papers, Cambridge Analytica, Luxleaks, Dieselgate… L’utilité démocratique des lanceurs d’alerte n’étant plus à démontrer, les ministres de la Justice de l’Union européenne, réunis le lundi 7 octobre au Luxembourg au sein du Conseil européen, ont adopté une directive afin de renforcer la protection des « whistleblowers » au niveau communautaire.
« Personne ne devrait risquer sa réputation ou son emploi pour avoir dénoncé des comportements illégaux », a déclaré dans un communiqué la ministre finlandaise de la Justice, Anna-Maja Henriksson, dont le pays assure actuellement la présidence de l’Union européenne. A l’heure où, de l’autre côté de l’Atlantique, le président américain Donald Trump est le sujet de révélations d’un deuxième lanceur d’alerte dans l’affaire ukrainienne, le texte européen prévoit notamment d’élargir le nombre de secteurs pour lesquels l’Union offrira une protection juridique complète.
La directive européenne, que les pays membres ont deux ans pour transposer dans leurs droits nationaux, vise à « mieux protéger les lanceurs d’alerte contre les représailles, telles que la suspension, la rétrogradation ou l’intimidation« , explique le Conseil européen. Essentiellement cantonnée aux domaines financiers avant cette directive, la protection européenne concerne désormais les marchés publics, la sécurité des produits et des transports, la sûreté nucléaire, la santé publique, la protection des consommateurs ou encore la protection des données.
La directive européenne
TROIS MOIS POUR RÉAGIR
Votée massivement par le Parlement européen en avril dernier, la nouvelle règle instaure l’obligation de mettre en place des canaux de signalement efficaces dans les entreprises de plus de 50 employés ou les villes de plus de 10.000 habitants. Les lanceurs d’alerte sont « encouragés à utiliser en premier lieu les canaux internes » à leur organisation mais « ne perdront pas la protection dont ils bénéficient s’ils décident de recourir en premier lieu à des canaux externes« , assure le Conseil européen. En cas de mise en cause, les autorités ou les entreprises concernées seront désormais contraintes de réagir aux rapports des lanceurs d’alerte et d’y donner suite dans un délai de trois mois.
Outre les principes démocratiques, la protection des lanceurs d’alerte est aussi une affaire de gros sous, relève le Conseil européen, rappelant qu’une étude de 2017 avait chiffré « la perte de bénéfices potentiels due à l’absence de protection des lanceurs d’alerte » au moins à 5,8 milliards d’euros par an pour l’ensemble de l’UE dans le seul domaine des marchés publics.
Macron opposé à une protection plus importante des lanceurs d’alerte : l’eurodéputée Virginie Rozière fustige « l’hypocrisie française »
Propos recueillis par Anthony Cortes Publié le 04/03/2019
En discussion depuis le mois d’avril 2018, un projet de directive censée protéger davantage les lanceurs d’alerte de toute l’Union européenne peine à se dessiner. Une volonté freinée par quatre États, dont la France. Une attitude que dénonce l’eurodéputé radicale de gauche, Virginie Rozière.
Après différents scandales financiers (LuxLeaks, SwissLeaks, UBS), provoqués ces dernières années à la suite de révélations de lanceurs d’alerte, l’Union européenne va-t-elle (enfin) accoucher d’une directive leur accordant une « protection généralisée » sur tout le continent ? Depuis le mois d’avril 2018, les différentes institutions européennes tentent de se mettre d’accord sur son contenu.
Deux camps s’affrontent. D’un côté, la Commission européenne et une partie du Conseil européen, qui rassemble les ministres des différents États membres. Pour eux, les signalements des lanceurs d’alerte doivent se faire dans un cadre très strict, sous peine de s’exposer à des poursuites judiciaires. Tout d’abord, ils doivent se faire en interne, au sein de l’entreprise ou de l’administration concernée. Et une fois ce « canal » épuisé, le lanceur d’alerte pourra alors se tourner vers une autorité extérieure définie au préalable, comme le Défenseur des droits en France, puis en cas d’échec, vers la presse. Des plans calqués sur la législation française actuelle et la fameuse loi Sapin II. Dans le camp adverse, le Parlement européen et sa commission des affaires juridiques estiment pour leur part que le lanceur d’alerte doit pouvoir choisir le canal le plus approprié à sa démarche. Un compromis est-il possible ?
Cette semaine, jusqu’au lundi 11 mars, des réunions décisives sur le sujet doivent se tenir. Les députés européens devront surtout convaincre quatre pays membres, extrêmement réticent à leur projet. La France, l’Allemagne, mais aussi ses alliés de circonstance : l’Autriche et l’Italie, farouchement opposés au fait de briser toute hiérarchisation des canaux. « Qu’Emmanuel Macron se pose en leader des progressistes européens est une chose, observe Virginie Rozière, eurodéputé radicale de gauche, membre du groupe socialistes et démocrates (S&D) et rapporteur du texte au Parlement, auprès de Marianne. Mais désormais, il faut que ces postures se muent enfin en actes et en avancées concrètes ». Entretien.
Marianne : En tant que rapporteur du texte, membre de la commission des affaires juridiques mais aussi auteur d’un rapport d’initiative, vous êtes à la manœuvre pour élargir la protection des lanceurs d’alerte à l’ensemble de l’Union européenne. Pourquoi est-ce une absolue nécessité ?
Virginie Rozière : D’abord, parce que les lanceurs d’alerte ne sont protégés que dans très peu de pays. Au début de la mandature, en 2014, seuls six pays leur accordaient un statut et une véritable protection. Aujourd’hui, malgré une légère amélioration, ils ne sont qu’une petite dizaine. C’est une lacune qu’il nous faut combler.
Ensuite, parce que nous ne pouvons pas faire comme si le scandale Luxleaks n’avait pas eu lieu (en novembre 2014, le Consortium international des journalistes d’investigation a révélé que des accords fiscaux secrets ont été conclus entre 2002 et 2010, entre le Luxembourg et 340 multinationales. Les lanceurs d’alerte à l’origine de la fuite, parmi eux Antoine Deltour, ont été poursuivis notamment pour violation du secret professionnel, ndlr). Il faut opposer à la directive de 2014 sur le secret des affaires, qui vise à protéger les entreprises contre le vol de leurs secrets industriels ou leur divulgation à des concurrents ou au grand public, une protection des lanceurs d’alerte. Sans cela, le droit au secret des affaires ouvre la voie à toutes les dérives.
« Il faut leur permettre de trouver des alliés, de faire face
à d’éventuelles pressions ou intimidations »
Enfin, il faut souligner qu’il y a de plus en plus de scandales transnationaux, et dans ces affaires, on retrouve à chaque fois des implications transfrontalières… Avoir une véritable protection des lanceurs d’alerte qui couvrirait les 28 États membres, nous permettrait d’éviter que certaines multinationales choisissent comme point de chute les pays où la juridiction est la moins protectrice pour les lanceurs d’alerte. Et ce serait une façon de lutter contre l’évasion fiscale au niveau européen.
En opposition aux préconisations de la Commission, vous souhaitez muscler le canal de signalement interne…
Notre principe premier, c’est de laisser le choix, aux personnes qui veulent effectuer un signalement, d’utiliser tel ou tel canal : en interne ou via une autorité extérieure compétente, ou encore par la presse. Mais si le lanceur d’alerte décide de faire un signalement interne, il doit être accompagné, aidé, assisté par des syndicats ou des ONG.
Nous savons que la solitude, l’isolement, sont des difficultés rencontrées par les lanceurs d’alerte. Il faut donc leur permettre de trouver des alliés face à des cas de conscience extrêmement difficiles à gérer seul. Et surtout de faire face à d’éventuelles pressions ou intimidations.
Par votre volonté de briser toute hiérarchisation des canaux de signalements, vous prônez l’exacte antithèse de la loi Sapin II. La protection des lanceurs d’alerte à la française vous paraît inefficace ?
La loi Sapin II a le mérite d’exister. Elle propose une définition du lanceur d’alerte, propose des procédures de recueil des signalements… Toutefois, elle présente des défauts qu’il faut corriger. La France a tendance à penser qu’elle fait tout très bien, et c’est pourquoi elle veut appliquer son modèle à l’Europe entière. Mais elle est loin d’être à la pointe de la protection des lanceurs d’alerte.
Selon la législation française, les entreprises ont pour obligation de mettre en place un canal de signalement qui peut être utilisé par ses employés pour faire remonter certaines dérives observées. Et si, dans un délai de trois mois, l’entreprise saisie n’a pas réagi, le lanceur d’alerte peut alors rendre public le signalement. Bien sûr, des exceptions existent pour contourner ces règles. Par exemple en cas de « danger grave et imminent » ou en présence d’un risque de « dommages irréversibles »… Mais même dans ce cas-là, l’entreprise peut toujours dire au lanceur d’alerte : « J’avais mis en place un canal de signalement interne donc il aurait pu et dû être utilisé ». Et considérant qu’il a eu tort de considérer que sa démarche entrait dans le domaines des « exceptions », l’employeur peut donc décider de l’attaquer en justice.
« En tête de la frange « dure », il y a quatre pays : la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Autriche »
On le voit bien, malgré cette loi, un risque pèse toujours sur le lanceur d’alerte en France. Il n’est pas complètement protégé et peut même être condamné… On maintient l’insécurité juridique, on n’empêche pas complètement les entreprises de pouvoir user d’un certain harcèlement judiciaire pour mettre sous pression le lanceur d’alerte, réel ou potentiel, et le réduire au silence.
Au contraire, il y a des pays qui sont bien plus avancés dans la protection des lanceurs d’alerte. Ce sont leur exemple que nous voulons suivre pour une protection réelle, ambitieuse… Nous pouvons par exemple citer la Suède qui autorise les signalements externes mais aussi publics sans aucun préalable et sans aucune condition. C’est un droit qui est garanti par la constitution suédoise et qui existe dans le droit suédois depuis plus de deux siècles. Et honnêtement, tout ne s’est pas effondré en Suède, il n’y a pas eu une explosion du nombre de révélations, de diffamations, de calomnies… Nos opposants nous disent : « si nous n’obligeons pas les éventuels lanceurs d’alerte à emprunter uniquement les canaux internes, nous risquons d’avoir des gens qui vont se sentir des vocations de lanceurs d’alerte, on va avoir une explosion du nombre de signalements qu’on ne pourra pas traiter ». L’expérience suédoise nous prouve tout le contraire.
Comment expliquez-vous vos difficultés à convaincre la Commission et le Conseil de l’Europe des bienfaits d’une protection des lanceurs d’alerte ?
Le Conseil veut absolument obliger les lanceurs d’alerte a faire leur signalement au cœur de leur entreprise ou de leur administration. Mais dans bien des cas, c’est exposer le lanceur d’alerte aux représailles, aux pressions… Et c’est un risque que le Conseil ne veut pas prendre en compte. Cette surdité est volontaire et s’explique simplement par son alignement sur les positions des entreprises, du business. Certains groupes n’ont pas hésité à tenter de faire pression. Par exemple, Business Europe n’a pas caché sa position, se prononçant contre le texte et son principe.
C’est bien simple : les conservateurs et les libéraux ne peuvent afficher clairement qu’ils sont contre la protection des lanceurs d’alerte… Alors, ils imposent des conditions tellement restrictives qu’elles risquent d’empêcher le bon fonctionnement de la mesure. En tête de cette frange « dure », il y a quatre pays : la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Autriche. Quatre États qui sont seuls contre tous. Face à eux, il y a le Parlement, une majorité des États membres, de nombreuses ONG, des syndicats, le consortium européen de journalistes d’investigation… Notre défi, c’est de les convaincre avant la dernière réunion de négociation, le lundi 11 mars. Difficile de pronostiquer une quelconque issue. Mais sans leur aval, rien n’est possible.
La position de la France, qui freine des quatre fers, vous étonne-t-elle ?
En tout cas elle m’agace. Qu’Emmanuel Macron se pose en leader du progressisme européen est une chose. Mais le voir faire les yeux doux à l’électorat italien en se posant en contre-modèle de Matteo Salvini, alors qu’ils épousent exactement les mêmes positions sur cette question, c’est insupportable. Il faut que la France prenne ses responsabilités. D’autant qu’avec cette directive, elle a elle-même une chance d’améliorer son propre appareil législatif.
On est dans un moment, à la veille des élections européennes, où l’opinion publique va se tourner davantage vers ces questions européennes. Nous n’hésiterons pas à dénoncer ces agissements en cas d’échec des négociations… Malheureusement, cette hypocrisie française n’est pas nouvelle. Lors des débats autour de l’allongement du congé parental, en mai 2018, nous avions pu observer le même schéma. Les grands discours sur l’engagement européen, d’accord, c’est très bien. Mais il faut que ces postures se muent enfin en actes et en avancées concrètes.
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