Amiante, sang contaminé, Mediator, LuxLeaks, Cambridge analytica…tous ces scandales sanitaires et financiers n’auraient jamais vu le jour sans le courage de lanceurs d’alerte. Pourtant, ces derniers ne bénéficient pas encore d’une protection juridique efficace. Souhaitent remédier au problème, Jacques Toubon a organisé récemment la première édition des rencontres européennes du Défenseur des Droits sur le statut des lanceurs d’alerte. « Une question éminemment importante pour notre démocratie », selon la garde des Sceaux, venue conclure ce colloque inédit.
« Toute l’Europe est représentée dans cette salle ce qui est un très beau signal pour la suite de notre mission. Nous avons extrait ce qui est le meilleur en un temps réduit sur un sujet périlleux », s’est réjoui Jacques Toubon en fin de colloque.
le 20 décembre 2019 – Anne MOREAUX – www.affiches-parisiennes.com
Le Défenseur des Droits n’a pas manqué de remercier chaleureusement les intervenants « pour la réussite de ces deux journées d’échanges consacrées à la protection des lanceurs d’alerte » et de saluer « la qualité des analyses et la richesse des témoignages ».
D’Irène Frachon à Antoine Deltour, les retours d’expérience de ces deux lanceurs d’alerte, ayant dénoncé respectivement les scandales du Mediator et des LuxLeaks, étaient très éclairants sur l’importance de mieux protéger ces vigies de la démocratie et de l’intérêt général. En effet, « défendre l’intérêt général nécessite de s’inscrire dans un cadre sécurisant et protecteur », a souligné Constance Rivière, secrétaire générale du Défenseur des Droits, en ouvrant le colloque. Toutefois, cette nécessité de protection juridique n’est-elle pas « le symptôme d’une démocratie souffrante ? », a interrogé une chercheuse dans l’auditoire.
Un enjeu social majeur
« Les lanceurs d’alerte permettent de mettre en lumière des vérités dissimulées. En cela ils jouent un rôle clé dans la révélation et la prévention des infractions qui portent atteinte à l’intérêt public », a déclaré Nicole Belloubet. Pour la garde des Sceaux, ils contribuent ainsi à « une meilleure information des citoyens », et surtout à « une meilleure démocratie ».
« Le lanceur d’alerte est une personne ou une entité qui cherche à faire reconnaître l’importance d’un danger ou d’un risque en lien avec l’intérêt général, général qu’il s’agisse d’enjeux humains, environnementaux ou politiques », a expliqué le sociologue Francis Chateauraynaud, directeur d’études à l’EHESS. « Je ne m’attendais pas à ce que cette notion prenne cette ampleur et j’en suis ravi », confie ce chercheur qui a introduit la notion dans ses travaux dès janvier 1996, au moment où le scandale de l’amiante a éclaté.
« Je pense qu’on est vraiment aujourd’hui au cœur d’une question très importante dans la société française et plus généralement en Europe », a confié Constance Rivière, parlant d’un enjeu « à la fois sociétal, politique, juridique et environnemental ».
La première table ronde de la journée a d’ailleurs permis la confrontation des regards politique, financier, juridique et sociétal sur la question. A Paris pour le procès pénal « assez historique » du Mediator, Irène Frachon a pu partager son ressenti sur la question du statut juridique du lanceur d’alerte. « J’espérais que le fait d’avoir été attaquée par le laboratoire et l’agence du médicament extrêmement violemment serait une circonstance aggravante », a-t-elle témoigné, en souhaitant que le droit prévoie des sanctions pénales pour les fonctionnaires d’Etat qui menacent ou bâillonnent les lanceurs d’alerte.
« Le procès se termine fin avril, l’enjeu me paraît énorme avec l’exemplarité des sanctions », a-t-elle conclu. « L’alerte ne naît et ne vit que si elle a un véritable régime de protection », a rappelé Marie-Christine Blandin, ex-sénatrice auteure de la proposition de loi relative à l’indépendance de l’expertise et à la protection des lanceurs d’alerte. La question des conflits d’intérêts a été brillamment débattue. Irène Frachon a d’ailleurs dénoncé le fait que l’Académie de médecine soit toujours financée par le laboratoire Servier.
« La réalité est que la dictature de la statistique dans laquelle nous vivons a engendré l’accroissement du traitement des infractions visibles et nous pousse à ne pas s’intéresser à la détection de celles invisibles », a avancé Charles Duchaine, directeur de l’Agence française anticorruption, qui défend fermement le statut protecteur des lanceurs d’alerte, un « enjeu économique et financier mais aussi social » pour ce magistrat. »La directive européenne va contribuer à créer un régime de protection des lanceurs d’alerte exemplaire. »
Jacques Toubon
« Les lanceurs d’alerte jouent un rôle clé dans la révélation et la prévention des infractions qui portent atteinte à l’intérêt public », a déclaré Nicole Belloubet, ministre de la Justice.
La France est «au milieu du gué»
Si « la France est dans le peloton de tête européen en la matière », selon Sylvain Waserman, vice-président de l’Assemblée nationale et de la délégation française à l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, il lui reste tout de même des progrès à faire.
« Avec la loi Sapin 2, la France a décidé de se doter à son niveau d’un régime général de protection des lanceurs d’alerte », a expliqué la garde de Sceaux. Le droit français consacre ainsi trois éléments de protection pour le lanceur d’alerte : il bénéficie de la confidentialité autour de son identité, de l’immunité pénale et ne peut pas être discriminé par son employeur.
« C’est avec une certaine satisfaction que nous constatons que ce texte français a inspiré en partie la directive européenne publiée le 26 novembre dernier », s’est réjoui Nicole Belloubet.
Pourtant, le régime français souffre de quelques approximations selon certains intervenants. Un des cofondateurs de la Maison des lanceurs d’alerte a d’ailleurs dénoncé le fait que la loi Sapin 2 n’a pas encore de conséquences réelles, ni dans l’opinion publique ni dans les entreprises.« L’alerte ne naît et ne vit que si elle a un véritable régime de protection. »
Marie-Christine Blandin
« La France m’apparaît encore au milieu du gué, notamment sur l’application et l’interprétation de la loi Sapin 2. Je n’ai reçu en trois ans que 240 saisines ce qui est peu au regard du sujet », a d’ailleurs confié le Défenseur des droits. Jacques Toubon critique le critère « assez subjectif » du désintéressement du lanceur d’alerte et souhaite qu’il soit supprimé dans la transposition de la directive européenne. Il veut aussi et surtout que les Pouvoirs publics communiquent davantage sur cette protection accordée aux lanceurs d’alerte car ces derniers sont souvent « dépourvus devant leur méconnaissance de la loi ».
« Cette directive est le fruit d’un compromis et la France est l’un des pays qui s’est le plus investi pour faire aboutir ce texte rapidement. Son adoption repose sur le constat partagé que la protection des lanceurs d’alerte reste fragmentée et insuffisante », a souligné la ministre.
Quid de la rémunération des lanceurs d’alerte
« Ne devrait-on pas envisager la rémunération des lanceurs d’alerte ? », interroge Charles Duchaine, directeur de l’AFA, jetant le pavé dans la mare en citant la réussite des Etats américains qui pratiquent ce principe de récompense financière. Parmi plusieurs lois compensatrices, la plus récente est le Dodd-Frank Act, voté par le Congrès américain en 2010, qui autorise l’autorité des marchés financiers (U.S. Securities and Exchange Commission) à octroyer des primes aux lanceurs d’alerte lorsqu’ils fournissent des informations permettant au Gouvernement de recouvrer plus d’un million de dollars. Le lanceur d’alerte perçoit alors entre 10 et 30 % de la somme recouvrée. Cette loi prévoit également que son identité demeurera confidentielle et interdit toutes représailles à son égard.
Depuis le lancement du programme en 2011, l’autorité des marchés financiers américaine a versé plus de 390 millions de dollars à 67 lanceurs d’alerte !
Charles Duchaine défend la nécessité « d’offrir une contrepartie » et une « aide matérielle forte » aux lanceurs d’alerte français, notamment en matière d’anticorruption. Une position loin de faire l’unanimité. « Il y a eu la confusion entre les informateurs et les lanceurs d’alerte aux Etats-Unis », dénonce une experte dans l’auditoire expliquant qu’ils sont en train de revenir sur ce système face à « la croissance de la culture de la délation ». Sans prendre parti, le sociologue Francis Chateauraynaud souligne l’importance de bien définir les notions d’intérêt général, de bonne foi et de promouvoir une « culture de la responsabilité ». Un député dans l’assistance soulève la question du réemploi des lanceurs d’alerte et la construction d’un dispositif d’aide pour rejoindre le service public. Irène Frachon propose, quant à elle, de parler davantage de clémence plutôt que de rémunération.
Perspectives offertes par la directive européenne
« Nous tenterons de dégager une vision commune et des solutions pour une transposition exemplaire », a lancé Constance Rivière, secrétaire générale du Défenseur des droits, en introduisant la journée.
Pour Jacques Toubon, la directive communautaire récemment publiée constitue « une opportunité » pour « contribuer à créer un régime de protection des lanceurs d’alerte exemplaire », afin de « franchir le gué et surtout ne pas reculer ».
Aujourd’hui, seulement dix Etats membres ont un régime de protection des lanceurs d’alerte, il y a donc encore du chemin à parcourir et 18 États ont beaucoup de travail, mais le délai de transposition est fixé à deux ans.
« Ce sujet semble de plus en plus faire consensus en Europe et dans le monde, pourtant ce chemin n’a pas été simple », a souligné Nicole Belloubet, rappelant que le concept est né aux Etats-Unis en 1863 mais n’a été diffusé dans le reste du monde « que bien plus tard », avec la prohibition du licenciement du dénonciateur par l’OIT en 1982. Le Conseil de l’Union européenne ne s’en est emparé qu’en 2014 et vient de voter une directive en la matière.
Jacques Toubon souhaite profiter de sa transposition et appelle à « une véritable remise à plat du dispositif français » et pas seulement une correction, pour le rendre beaucoup plus clair, notamment sur son champ d’application, l’ajout des violations du droit de l’Union dans certains secteurs et la protection offerte aux tiers facilitateurs.
Pour le sociologue Francis Chateauraynaud « ce qui est intéressant dans la directive est que le mot alerte a disparu pour être remplacé par signalement ».
Le chercheur souhaiterait que la charge de la preuve soit éclaircie, notamment différenciée entre le dénonciateur en aval et le lanceur d’alerte en amont et propose de distinguer la protection du lanceur en fonction des secteurs et des moments de dénonciation.
Le texte prévoit aussi qu’une autorité capable de suivre les signalements et de s’assurer que les alertes soient bien traitées au niveau approprié soit mise en place. Une bonne nouvelle pour le Défenseur des droits, pressenti pour candidater, à condition qu’elle soit dotée de compétences et de moyens substantiels.
« Notre loi actuelle comporte des avancées et des insuffisances, la directive donne à la France les bases de progrès décisifs et irréversibles. La méthode de transposition doit permettre d’atteindre la loi nouvelle la plus ambitieuse pour servir à la fois la vérité, garantir les libertés et rétablir la confiance désormais entamée », a lancé Jacques Toubon à l’attention de la garde des Sceaux, lui demandant de mettre en place une concertation avec les parties prenantes. Une sollicitation bien entendue par Nicole Belloubet.
Jacques Toubon a profité de l’occasion pour demander la même chose à la représentante de la Commission européenne Georgia Georgiadou, venue débattre. « La nouvelle commission peut tout à fait innover et marquer une rupture par rapport à l’exécutif antérieur avec la prise en compte de l’expression de la société civile sur une plateforme de recueil d’avis », a souligné le Défenseur des droits.
Déclaration de Paris du réseau NEIWA
Les 11 membres du réseau des autorités européennes en charge des lanceurs d’alerte NEIWA (Network of European Integrity and Whistleblowing Authorities), créé en mai 2019 à La Haye, se sont réunis pour la seconde fois à Paris le 2 décembre dernier, à l’initiative du Défenseur des droits, pour débattre et signer une déclaration officielle.
En présence de Georgia Georgiadou, cheffe d’unité adjointe à la Direction générale de la justice et des consommateurs de la Commission Européenne, les représentants des institutions présentes ont échangé sur les modalités de transposition de la Directive (UE) 2019/1937 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre dernier sur “la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union” publiée le 26 novembre. Elles ont souligné que cette directive représente une avancée majeure encourageant les États à aller au-delà des normes minimales communes garantissant une protection des lanceurs d’alertes, « en vue de garantir un cadre complet et cohérent de protection des lanceurs d’alerte au niveau national ».
Partant du constat de la fragmentation des législations nationales de protection des lanceurs d’alerte et de la diversité des niveaux de protection offerts au sein de l’Union européenne, les membres de NEIWA se sont engagés à coordonner leurs efforts pour contribuer dans chaque État à la mise en place de régimes de protection efficaces dans chaque pays.
Le séminaire s’est clôturé avec succès par la signature de la “Déclaration de Paris”, portée par onze membres du réseau et s’appuyant sur les normes internationales et européennes pertinentes. Cette déclaration officielle recommande à tous les États membres de l’UE de se doter d’un dispositif de protection des lanceurs d’alerte qui soit à la fois :
– accessible à tous grâce à une législation cohérente, claire, lisible et compréhensible et à une information du public efficace ;
– hautement protecteur, avec une protection effective des lanceurs d’alerte tout au long du processus et des mécanismes garantissant le traitement rapide et efficace de l’alerte ;
– adossé à des moyens suffisants, à la fois humains et financiers, garantissant l’indépendance du processus ou des structures chargées d’apporter soutien et protection aux lanceurs d’alerte et/ou d’assurer le suivi des alertes.
à ces fins, les membres du réseau s’engagent à faire en sorte que chacune des législations des pays membres instaure ou renforce un dispositif approprié de protection des lanceurs d’alertes conforme à ces principes.
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