Stéphanie Gibaud est la lanceuse d’alerte à l’origine de l’affaire UBS en 2008. Son action a permis à l’État français de récupérer près de 12 milliards d’euros cachés sur des comptes offshore par des contribuables. Mais depuis, l’ancienne cadre a tout perdu : emploi, logement, vie familiale… A l’occasion de l’ouverture du procès de Julian Assange, fondateur de Wikileaks, elle témoigne du sort tragique réservé à toute personne qui décide de révéler une vérité qui dérange.
27 février 2020 – Par Lucien Fauvernier
« Il y a douze ans, en 2008, lorsque j’ai dénoncé les opérations illégales d’évasion fiscale de mon employeur, la banque UBS1, à l’inspection du travail, le terme de lanceur d’alerte n’existait pas. Avec du recul aujourd’hui, je me rends compte que je n’avais aucune idée des retentissements que cela allait avoir sur ma vie.
Dire la vérité a détruit ma vie
Lorsque je regarde derrière moi, le tableau de ma situation, comme celle de tous les lanceurs d’alertes français ou étrangers, est plus que noir, c’est du Soulages ou… de la science fiction. J’ai permis à l’État de récupérer près de 12 milliards d’euros de fraudes fiscales et comment ai-je été remerciée ? J’ai tout perdu. Je n’ai plus d’emploi, car étonnamment personne ne souhaite m’embaucher, je survis à l’aide du RSA, les liens avec ma famille et mes enfants ont été abîmés… C’est très difficile à dire, mais je pense que j’aurais préféré encore que ma vie cesse il y a douze ans, cela m’aurait permis d’éviter tout cela.
Pourtant, il y a quatre ans, j’ai eu espoir d’obtenir gain de cause, ne plus être considérée comme une victime mais comme quelqu’un qui a aidé notre société, grâce à la loi Sapin II2, passée sous le gouvernement Hollande. Cette loi devait définir le statut du lanceur d’alerte afin de mieux le protéger. J’ai été alors auditionnée de nombreuses fois pour aider à dessiner les cadres de la loi. Mais le résultat s’est avéré plus que décevant. La loi n’est pas rétroactive, elle est donc incapable de protéger toute personne qui, comme moi ou Irène Frachon dans le cas de l’affaire du Médiator3, avait lancé l’alerte avant 2016. Elle permet également, dans une certaine mesure, d’évacuer la responsabilité d’une entreprise prise en faute en l’échange du versement d’une amende… C’est une façon de dire « Circulez, il n’y a rien à voir ».
L’hypocrisie qui entoure les lanceurs d’alerte
La question des lanceurs d’alerte a été présentée comme un enjeu majeur des élections européennes de 2019. Mais tout cela n’est qu’hypocrisie de la part des dirigeants ! Il est très facile de dire : « Il faut des lanceurs d’alerte pour la santé de la démocratie » ou encore « Si vous avez des informations, il faut les diffuser » et d’ensuite laisser les gens se débrouiller face aux procès, à la diffamation, à la précarisation de leur situation. Si j’en suis un témoin privilégié, la liste des lanceurs d’alertes « sacrifiés » est longue : Rui Pinto, le lanceur d’alerte des Footballs Leaks4 est en prison à Lisbonne, il encourt jusqu’à 25 ans de prison. Edward Snowden, qui a révélé les écoutes auxquelles se livraient les Etats-Unis est en exil à Moscou. S’il devait être jugé par un tribunal américain il écoperait d’une très lourde peine. Julien Assange, fondateur de Wikileaks, qui a dévoilé tant d’affaires, est aujourd’hui jugé en Angleterre pour une possible extradition aux Etats-Unis où il encourt jusqu’à 175 ans de prison ! C’est totalement délirant. Plus proche de nous, on voit également le cas de Noam Anouar qui a tenté de dénoncer certains dysfonctionnements de la police en France et qui a été suspendu…
Derrière tous ces exemples, l’idée que l’on peut retenir c’est « Shoot the messenger » : il faut tuer le messager. Ou pour reprendre Guy Béart, « Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté. » Pourquoi ? Car toutes ces révélations empêchent le monde de « tourner », c’est-à-dire, aux affaires de continuer, au copinage et au corporatisme d’exister, aux millions de s’accumuler pour les 1% les plus riches… Ce qui est frappant par exemple, c’est que tout le monde connaît le visage des lanceurs d’alerte. Ils sont exposés sur la place publique, parfois accusés de faits sordides pour détourner l’attention, mais les accusés, eux, n’apparaissent nulle part ! Dans mon cas avec l’affaire UBS, si mon nom et mon visage apparaissent partout, qui connaît ne serait-ce que l’identité d’un détenteur des 38 000 comptes offshores au cœur de l’affaire ? Personne, car ce sont des gens puissants et influents qui peuvent jouir de l’anonymat et de l’impunité.
Un besoin de soutien citoyen
Pour changer cela, nous pourrions voter des centaines de lois, missionner les meilleurs avocats pour défendre les lanceurs d’alerte, multiplier les appels à manifestation… Il y a certes des choses à faire pour améliorer la situation a minima : créer une fondation par exemple, ou imaginer un fond de soutien aux lanceurs d’alertes créé grâce à l’argent récupéré par les révélations… Mais, globalement, sans un soutien massif de la population rien ne peut changer. Aujourd’hui, le cas de Julian Assange fait froid dans le dos : cet homme est seul, aucun dirigeant de la planète ne lui a clairement apporté son soutien, il n’y a pour ainsi dire eu aucun soutien massif dans l’opinion publique. On a fait taire celui qui parlait au monde.
Certes, Assange et Wikileaks se sont battus pour dévoiler des choses qui n’impactent pas directement notre petit quotidien. Pourtant ces révélations ont été faites au nom de valeurs universelles qui devraient nous toucher tous. Il faudrait redonner de la couleur à la notion de solidarité générale. On peut observer un certain frémissement de ce côté là avec les manifestations contre les réformes des retraites et le tôlé dans l’opinion publique qu’a provoqué la présence du gestionnaire d’actif BlackRock dans les consultations sur ce sujet. Avons-nous vraiment envie que nos retraites soient pilotées par un énorme organisme privé qui n’a pour but que le profit et l’accumulation de richesse ? J’en doute.
Pour terminer, si j’avais un message à adresser à quelqu’un qui souhaiterait révéler des choses compromettantes, je lui dirais de ne surtout pas le faire seul et par lui-même. Pour moi, l’avenir des lanceurs d’alerte face à l’hostilité du monde pour celui qui dit la vérité, c’est la diffusion de documents par une entité comme les Anonymous, ou le John Doe – l’équivalent de Monsieur X en anglais– des Panama Papers5. Même si cela demande de bien préparer son coup, de connaître certains réseaux ou personnes ressources, c’est l’assurance d’œuvrer au bien commun sans risquer sa vie. Et croyez moi, si la tentation de « se faire un nom » ou de vouloir apparaître comme celui ou celle qui a révélé une affaire majeure, peut-être forte, le jeu n’en vaut clairement pas la chandelle… »
Références
Cet article est issu d’un entretien avec Stéphanie Gibaud, lanceuse d’alerte dans l’affaire UBS et auteure de La Femme qui en savait vraiment trop (Cherche Midi) La Traque des lanceurs d’alerte (Max Milo)
Pour aller plus loin
Denis Robert : dans la tête d’un lanceur d’alerte
Affaire Mediator, Luxleaks, Panama Papers… A l’origine de tous ces scandales financiers ou sanitaires, des hommes et des femmes, appelés lanceurs d’alerte, ont fait le choix de divulguer des informations à charge contre des entreprises ou organismes afin de dénoncer des activités frauduleuses. Entretien avec Denis Robert, ancien journaliste et révélateur de l’affaire Clearstream, pour mieux comprendre ce qui pousse ces anonymes à agir ainsi malgré les risques. https://www.psychologies.com/Actualites/Societe/Denis-Robert-dans-la-tete-d-un-lanceur-d-alerte
Manifestation de soutien au lanceur d’alerte Julian Assange à Nice
le 24/02/2020 – Parmi les 80 personnes qui se sont rassemblées lundi soir, se trouvait une lanceuse d’alerte: Stéphanie Gibaud (affaire de la banque UBS). Celle-ci a lancé: « Ne fermons pas les yeux! »
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